Histoire militaire
Dépêches: Documents d'information sur
l'histoire militaire du Canada
« Au nom de la Reine et de la patrie »
Les Canadiens et la guerre d'Afrique du Sud, 1899-1902
Cameron Pulsifer, Ph.D
La guerre d'Afrique du Sud, ou guerre des Boers, est l'occasion de la
première expédition militaire canadienne outre-mer. Ce
conflit qui ressemble, par certains côtés, à ceux qui
se sont déroulés au XIXe
siècle, annonce, par d'autres, la façon dont on se battra
au cours du sanglant XXe siècle.
La guerre d'Afrique du Sud trouve ses origines dans les tensions et
l'hostilité qui existent depuis plus de soixante ans entre les
Britanniques, vivant surtout dans les colonies du Cap et du Natal, et les
descendants des premiers colonisateurs des lieux, venus des Pays-Bas et
qu'on surnomme Boers (fermiers en néerlandais). Ces derniers sont
principalement concentrés dans deux républiques
situées plus au nord, l'État Libre d'Orange et le
Transvaal. En 1886, de l'or est découvert dans cette
dernière ce qui y attire de nombreux uitlanders
(étrangers), surtout d'origine britannique, cherchant à
faire rapidement fortune. Le gouvernement du Transvaal, doutant de la
véritable loyauté de ces nouveaux venus, refuse de leur
accorder les droits politiques. Le sort de ces personnes devient pour les
Britanniques une raison majeure d'entreprendre la guerre.
La Grande-Bretagne, au sommet de sa puissance, en 1899, perçoit
les Boers comme rétrogrades, avec leur vie agraire et leur
conservatisme religieux. Qui plus est, ils forment un obstacle à
ses vastes ambitions politiques et économiques dans la
région. Certaines hautes personnalités britanniques
souhaitent même une guerre, pensant la remporter facilement et,
ainsi, résoudre définitivement la question des Boers en
les incorporant dans une Afrique du Sud pan-britannique. En 1899, la
Grande-Bretagne commence à renforcer sa garnison en Afrique du
Sud. Le 9 octobre, le Transvaal la somme de mettre fin à cette
activité. Londres ne répondant pas, les Boers
déclarent la guerre le 11 octobre.
Au Canada, pays autonome membre de l'Empire britannique, l'attachement
pour la Grande-Bretagne est fort, surtout que la guerre éclate
à peine deux ans après les folles
célébrations qui ont entouré le soi-xantième
anniver-saire du règne de la reine Victoria. Au cours des mois
précédant le début de la guerre, la presse
canadienne anglaise fourmillait d'articles anti-Boers et
pro-Britanniques, plusieurs écrits pressant Ottawa de fournir des
troupes en cas de conflit. À compter du 11 octobre, ces pressions
s'intensifient. Mais les Canadiens français, ainsi que certains
regroupements de travailleurs et de fermiers canadiens-anglais,
s'opposent à une telle participation. Le premier ministre, Sir
Wilfrid Laurier, qui a des réserves politiques et
constitutionnelles face à une implication militaire, est
parti-culièrement inquiet de l'opposition émanant du
Québec.
À la tête de ces opposants, se trouve l'éloquent
Henri Bourassa. Celui-ci, suspicieux des visées de
l'impérialisme britannique, craint qu'un engagement militaire
canadien se transforme en précédent. Tout comme Bourassa,
la majorité des Canadiens français croit que d'entrer en
guerre serait d'accepter de s'asservir à l'Empire. Selon Bourassa,
le Canada ne devrait consentir à une telle
éventualité qu'en fonction de ses propres
intérêts.
Laurier finit par céder à la majorité canadienne
anglaise, surtout à l'Ontario. Il accepte d'engager des troupes,
mais d'une façon bien définie: le Canada lèvera,
à ses frais, une petite force de volontaires et la transportera en
Afrique du Sud où, cependant, elle tombera sous la
responsabilité financière de la Grande-Bretagne.
Le contingent initial constitue le 2e Bataillon (Service
spécial) du Royal Canadian Regiment of Infantry (2e RCRI).
Commandée par le lieutenant-colonel William Dillon Otter, le
militaire professionnel canadien le plus expérimenté,
cette unité arrive en Afrique du Sud le 29 novembre 1899. Les huit
compagnies de 125 hommes chacune qui composent le bataillon sont
originaires de l'Ouest canadien (1), de l'Ontario (3), du Québec
(2) et des Maritimes (2). En arrivant en Afrique du Sud, ces volontaires
peuvent «plus ou moins se placer en rangs et marcher sans perdre le
pas trop souvent.» Moins de trois mois plus tard, ils livreront
néanmoins une dure bataille aux Boers, à Paardeberg.
On peut diviser cette guerre en trois phases. Durant la
première, d'octobre 1899 à janvier 1900, les Boers
pénètrent en territoires anglais et accumulent
d'impres-sionnantes victoires. Les Britanniques font alors face aux
tristes réalités du champ de bataille moderne,
transformé en une zone d'abattage par les armes modernes de forte
puissance. Bien qu'ils soient sur la défensive, ils
n'hésitent pas à se lancer bravement, mais imprudemment,
contre des positions très avantageuses tenues par les Boers (ce
qui se traduit par des pertes anglaises énormes pour très
peu de dommages causés à leurs ennemis). Le 15
décembre 1899, par exemple, à Colenso, les Britanniques
perdirent 1 139 hommes contre seulement 29 aux Boers.
La deuxième phase des combats s'inscrit entre février et
juin 1900, durant laquelle les Britanniques lancent une contre-offensive,
traversent l'État libre d'Orange et capturent Pretoria, la
capitale du Transvaal. C'est au cours de cette période que le
RCRI
vit son premier engagement.
Environ 5 000 Boers, conduits par Piet Cronje, retraitent vers l'est,
de Kimberley vers Bloemfontein. Leur mouvement est arrêté
par la cavalerie anglaise. Ils sont alors forcés de se
créer, à l'aide de leurs chariots, une position
défensive, ou laager, près de Paardeberg Drift, sur la rive
nord de la rivière Modder. Le 18 février 1900, ils sont
attaqués par une force britannique de près de 30 000
fantassins, dont 31 officiers et 866 sous-officiers et hommes du
RCRI.
Tôt ce matin-là, les Canadiens subissent leurs
premières pertes après avoir traversé la Modder en
direction des lignes boers: d'autres s'ajoutent dans l'après-midi.
Le bataillon, lors d'une charge mal conçue et infructueuse
ordonnée par le commandant britannique par intérim, Lord
Herbert Kitchener, a eu 18 morts et 63 blessés.
Dans un premier temps, malgré la disproportion de leur nombre,
les Boers résistent. Mais, pas longtemps après, leur
endurance a atteint ses limites. Dans la nuit du 26 au 27 février,
les Canadiens se lancent dans ce que le commandant en chef, Lord
Frederick Roberts, espère être le dernier assaut. Alors
qu'ils avancent silencieusement dans la nuit, un fil d'avertissement est
touché près des lignes ennemies, ce qui déclenche le
feu des Boers. Les hommes se jettent au sol et, suite à une
confusion dans les ordres, la majorité commence à
retraiter. Deux des compagnies canadiennes restent toutefois sur leurs
nouvelles positions et tirent de façon nourrie dans le camp boer.
Cronje, réalisant que sa situation est sans issue, se rend dans
la matinée du 27.
À Paardeberg, les Boers souffrent une première et
cuisante défaite. Environ 10 pour cent de leur force combattante
totale sont prisonniers de guerre. Les Canadiens ont joué un
rôle de première importance dans cette victoire. Lord
Roberts s'écrie que «désormais, le mot Canadien
signifie bravoure, fougue, courage.» Un examen sérieux de la
performance du bataillon canadien à Paardeberg souligne son manque
d'expérience, ce qui n'empêche pas le Canada de faire de ce
combat un grand triomphe national. Un observateur qualifie le
RCRI
de «germe guerrier au sein de l'armée
britannique.»
En juin, après la prise de Pretoria, les combats entrent dans
leur troisième phase, la plus longue et la plus
controversée, se transformant en une guérilla qui ne se
terminera qu'avec la guerre, en mai 1902. Des groupes montés de
Boers, appelés commandos, se répandent dans les
vastes espaces ouverts du veld. Leur tactique est faite d'attaques
soudaines et sanglantes, suivies de retraites rapides.
Selon les Britanniques, la façon la plus efficace d'en venir
à bout est de détruire la base de l'économie boer.
Ils entourent donc de barbelés ancrés à des
casemates de grandes parties du veld. Des soldats ratissent ensuite
chaque section, brûlant les fermes et dépendances, tout en
rassemblant les Boers rencontrés, surtout des femmes et des
enfants, qu'ils conduisent dans ce qu'ils appellent des camps de
concentration. Les Britanniques ne conduisent pas un génocide et
toute comparaison avec les camps allemands de la Deuxième Guerre
mondiale est grossièrement exagérée et injuste. Cela
dit, la santé publique et l'administration dans ces camps sont
épouvantables et la discipline très brutale. Au moins 28
000 des 116 000 Boers qui y auront été confinés
y mourront.
De janvier à mars 1900, un deuxième contingent canadien
arrive en Afrique du Sud. À ce stade, les chefs britanniques sont
convaincus que des unités montées très mobiles sont
nécessaires pour faire face aux commandos. Ainsi, ces
Canadiens forment les 1er et 2e bataillons des Canadian Mounted
Rifles (CMR) (fusiliers à cheval): en Afrique du Sud, le 1er
devient le Royal Canadian Dragoons (RCD), et l'autre, le 1er
CMR. Ce
contingent inclut également les batteries "C",
"D" et "E" du Royal Canadian Field Artillery
(RCFA), (artillerie de campagne) chacune avec six canons de 12
livres.
La plupart des membres du
RCD ont
été tirés de l'unité permanente qui porte le
même nom au Canada; un grand nombre de ceux qui forment les
CMR sont
issus de la Police à cheval du Nord-Ouest, organisme paramilitaire
qu'on retrouve dans les futures provinces de la Saskatchewan et de
l'Alberta. Sauf en ce qui concerne de petits nombres
d'infirmières, de médecins ou de postiers, toutes les
autres unités canadiennes qui viendront en Afrique du Sud par la
suite seront constituées de fusiliers à cheval.
En mai-juin 1900, certains groupes du deuxième contingent
accompagnent Lord Roberts dans sa marche sur Pretoria; en mai, la
batterie "C" de l'artillerie de campagne participe au
dégagement longtemps attendu de la garnison de Mafeking,
commandée par le général Robert Baden-Powell. Mais
la plupart de ces Canadiens, étant donné la nouvelle nature
des combats, qui ressemble à un jeu de cache-cache, patrouillent
le long des lignes de communication, participent à des missions de
recherche et d'annihilation de commandos boers puis expulsent des Boers
de leurs terres afin qu'ils soient transportés aux lugubres camps
de concentration.
Les 6 et 7 novembre 1900, la recherche d'un contact avec l'ennemi
aboutit au deuxième plus fameux engagements canadien de cette
guerre. Une force canado-britannique d'importance quitte Belfast et
marche vers le sud afin de détruire un commando dont on
signale la présence. Une fois arrivé à une ferme du
nom de Leliefontein, le commandant britannique de l'expédition,
craignant pour ses lignes très étendues, décide de
revenir sur ses pas. Un détachement du
RCD et une
section de la batterie "D" de l'artillerie de campagne, avec
deux canons de 12 livres, sont désignés pour agir
d'arrière-garde. Les Boers montent un assaut sérieux et
tentent de capturer les canons des Canadiens. À un contre trois,
ceux-ci se battent avec détermination. Alors que des fusiliers
boers s'approchent d'un des canons, le lieutenant Richard Turner,
déjà blessé deux fois, et un petit
détachement de ses dragons s'interposent. Leur feu tue deux des
chefs boers, l'élan des attaquants est brisé et les
Canadiens parviennent à s'échapper. Trois dragons, les
lieutenants Turner et H.Z.C. Cockburn ainsi que le sergent E.J.G.
Holland, reçoivent la Croix de Victoria: seule la prise de la
crête de Vimy en 1917 permettra aux Canadiens de se voir attribuer
un plus grand nombre de ces décorations au cours d'une
action.
Donald A. Smith, Lord Strathcona and Mount Royal, qui est alors le
Haut-Commissaire canadien à Londres, finance entièrement
une autre unité d'infanterie montée, Strathcona's
Horse, qui sera également envoyée en Afrique du Sud.
Celle-ci, levée dans l'Ouest canadien, accueille aussi un bon
nombre de membres de la Police à cheval du Nord-Ouest. Sous la
conduite charismatique de Sam Steele, un ancien chef de cette police,
cavalier et buveur accompli, ces volontaires «ne sont pas que des
stéréotypes des excellents cavaliers des plaines»:
ils forment «un corps d'élite.» Le Strathcona's
Horse sert en Afrique du Sud d'avril 1900 à janvier 1901: un
de ses membres, le sergent Arthur Richardson, se mérite une Croix
de Victoria à Wolve Spruit en juillet, lorsqu'il
récupère un de ses camarades blessé sous un feu
ennemi intense.
En mars 1901, 1 248 autres Canadiens partent pour l'Afrique du Sud
où ils serviront avec la South African Constabulary
(gendarmerie d'Afrique du Sud), une unité britannique d'importance
qui participe à maintenir l'ordre dans le pays suite à la
fin des hostilités. Plusieurs d'entre eux restent là-bas
des années après que le Traité de Vereeniging ait
mis fin à la guerre, en mai 1902. Le Canada lève cinq
autres bataillons de fusiliers à cheval. Le 2e bataillon des
CMR,
arrivé en janvier 1902, est la dernière unité
canadienne à se battre, à Harts River, le 31 mars.
Après Paardeberg, ce combat est le plus sanglant qu'aient
vécu les Canadiens qui y enregistrent 13 tués et 40
blessés. Les 3e, 4e, 5e et 6e bataillons des
CMR (2 036
hommes de tous grades) arrivent en Afrique du Sud à la mi-juin,
après la reddition des Boers.
Au total, 7 368 Canadiens servent en Afrique du Sud. De plus, 1 004
forment le 3e bataillon (Service spécial) du Royal Canadian
Regiment of Infantry, en garnison à Halifax, ce qui
libère un bataillon britannique pour la guerre. En Afrique du Sud,
89 Canadiens meurent au combat, 135 décèdent de maladies et
252 sont blessés. La plupart des volontaires canadiens se sont
enrôlés par esprit d'aventure: ils ont trouvé en
Afrique du Sud un climat sec, une chaleur oppressante, des maladies de
toutes sortes qui les minèrent de façon continuelle. La
plupart étaient probablement heureux de quitter ce pays à
la fin de leur période de service.
L'effort canadien est mince lorsque comparé à celui des
Britanniques qui ont envoyé environ 450 000 hommes en Afrique du
Sud. Cependant les Canadiens, selon toutes les évaluations,
incluant les leurs, se sont très bien comportés sur ce
champ de bataille où ils se sont montrés égaux sur
plusieurs plans à leurs collègues britanniques. Le
lieutenant E.W.B. Morrison, artilleur canadien, explique: «les
soldats du Canada se comparent favorablement aux réguliers [...]
ce qui leur manque en discipline de caserne [...] est amplement
compensé par leur esprit, leur fougue et une certaine
facilité à
tenir leur bout de façon indépendante.» Le Royal
Canadian Regiment of Infantry reçut une grande partie du
crédit de la victoire de Paardeberg et les unités de
fusiliers à cheval furent parmi les meilleures dans l'ordre de
bataille britannique. Les citoyens-soldats qui composèrent la
vaste majorité des troupes canadiennes en Afrique du Sud en
revinrent convaincus de pouvoir assurer le fonctionnement de formations
militaires efficaces. La cause impériale les avait conduits en
Afrique du Sud. Une fois sur place, ils avaient développé
un sens profond de leur spécificité qui fit croître
leur fierté nationale et leur sentiment d'avoir une
identité militaire qui leur était propre.
Les Canadiens tirèrent quelques leçons de cette
expédition militaire. Leur entraînement devint plus
réaliste et la discipline plus sérieuse. Les corps du
génie, des signaux, de l'intendance et des magasins militaires
apparurent, «fondations d'une armée moderne». Au cours
des conflits bien plus importants et coûteux à venir au
cours du XXe siècle, les soldats canadiens allaient justifier la
réputation que s'étaient bâtie leurs
prédécesseurs en Afrique du Sud.
Lectures complémentaires
- Kruger, Rayne, Good-Bye Dolly Gray: the Story of the Boer
War, Philadelphia, J.P. Lippincott, 1960.
- Miller, Carman, Painting the Map Red: Canada and the South
African War, 1899-1902, Montreal and Kingston, Canadian War Museum
and McGill-Queen's University Press, 1993.
- Morrison, Lieutenant E.W.B., With the Guns to South Africa,
Hamilton, Spectator Publishing Company, 1901.
- Morton, Desmond, The Canadian General: Sir William Otter,
Toronto, Hakkert, 1974.
- Pakenham, Thomas, The Boer War, London, Weidenfeld and
Nicholson, 1979.
- Reid, Brian, Our Little Army in the Field: The Canadians in South
Africa, 1899-1902, St. Catharines, Ontario, Vanwell Publishing,
1996.