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CAC - Oracles - Le sectionnement des dents

Le sectionnement des dents: 
moyen de recherche archéologique

Bryan H.C.Gordon
Musée canadien des civilisations

La curiosité de l'homme à l'égard des vestiges matériels de son passé est à l'origine des études archéologiques. Cependant, les fouilles et la récolte des objets façonnés ne fournissent qu'une petite partie des renseignements permettant de reconstituer un mode de vie ancient. La configuration et la stratigraphie des sites ainsi que l'analyse du sol, du pollen, de la faune et du carbone 14 constituent d'autres modes d'analyse archéologique. Dans le cadre des recherches actuelles sur les rapports de l'homme préhistorique avec son milieu, le Musée national de l'Homme poursuit une étude sur la façon dont la dépendance de l'homme préhistorique à l'égard d'animaux de moeurs connues a influencé l'occupation saisonnière de certains sites.

Des hommes et des troupeaux

La plupart des populations de chasseurs du monde se caractérisent par un mode de vie nomade qui leur permet d'intercepter les animaux migrateurs qui constituent la base de leur subsistence. En sachant où se trouvaient ces animaux et les chasseurs à certaines périodes de l'année, les archéologues sont mieux à même de déduire la nature des activités humaines, surtout si l'environnement préhistorique a déjà été analysé au moyen des techniques mentionnées ci-dessus. De fait, la connaissance des particularités saisonnières correspondent à un ensemble de sites peut permettre au chercheur d'établir une carte des déplacements de troupeaux préhistoriques et, ce faisant, de déterminer l'emplacement d'autres sites dont la configuration (points de passage à gué, parties encaissées des vallées, etc.) auraient pu être favorables à la chasse

L'idée d'entreprendre des recherches archéologiques sur les rapports de l'homme avec son environnement est née à la suite de la fusion d'un projet de marquage auriculaire de caribous (Parker, 1972) avec une étude ethnographique (Smith, 1975, 389
461). Parker a noté qu'en dépit des fréquentes migrations saisonnières vers des habitats d'hiver qui coïncident en partie, les deux populations de caribous de l'est du Canada (Beverly et Kaminuriak) ne présentaient un taux de croisement que d'environ 6%. En ce qui regarde les périodes et les endroits de migration, de pâturage d'hiver et de mise bas, les quatre populations de caribous de la toundra, soit celles de Bluenose, de Bathurst, de Beverly et de Kaminuriak, vivaient séparément et présentaient des habitudes qu'il était possible de prévoir. L'étude que Smith a consacrée aux bandes tchippewayanes dans le nord de la forêt boréale et dans la toundra canadienne a révélé que chaque groupe dépend pour sa subsistence d'une population particulière de caribous. Pour étayer sa théorie d'«une bande, une harde», Smith a procédé à l'analyse archéologique d'instruments de chasse de la Tradition microlithique de l'Arctique (1500 à 700 av. J.-C.) provenant de sites localisés dans chacune des quatre aires de la toundra (Gordon, 1975). Non seulement les types d'outils trouvés dans chaque zone ont-ils confirmé la théorie de Smith, mais ils ont révélé que les mêmes sites ont été occupés par différents groupes culturels à différentes époques. Ces découvertes ont également permis d'établir que la population de caribous de Beverly a fréquenté le même habitat homme-harde et a suivi le même parcours migratoire depuis 8 000 ans.

Grâce à ses recherches, qui ont abouti à la récolte de dents ayant appartenu à près d'un miller de caribous de différents séjours saisonniers dans les aires de répartition des troupeaux de Kaminuriak et de Beverly (appuyez ici pour voir une carte de la distribution de la harde de caribou Berverly) le Service canadien de la faune a tracé à son insu l'orientation fondamentale de la recherche archéologique. Miller (1974, 24) a sectionné des incisives de caribou pour y examiner au microscope les stries pâles et foncées (assez semblables en apparence aux cercles concentriques des arbres) qui sont liées aux périodes de croissance saisonnière. Etant donné que l'endroit et le moment de la mort de l'animal avaient déjà été enregistrés sur le terrain, Miller a pu observer que la couche de cément qui entourait la dentine radiculaire (voir la figure ci-dessus) formait des rayures sombres (anneaux ou stries correspondent au séjour d'hiver) en janvier, février et mars, c'est-à-dire durant les périodes de croissance nulle ou ralentie. Il a en outre découvert que des stries intermédiaires plus claires et plus larges se formaient à partir de juillet, durant les périodes de croissance d'été et d'automne. Cependant, des recherches effectuées par la suite ont mis en lumière la présence sur les molaires de nouvelles couches de croissance de teinte pâle qui apparaissent à la fin du printemps. Les faons, qui naissent habituellement pendant les deux premières semaines de juin, ne voient se développer une «strie d'hiver» qu'après la fin du premier hiver (du 7e au 10e mois  (appuyez ici pour voir une photo des anneaux de croissance d'un caribou âgé de 10 mois). D'ordinaire, ces croissances de cément apparaissent surtout juste en-dessous de la base immédiate de l'émail (voir la figure ci-dessus). Les couches les plus épaisses de cément se déposent près de l'apex de la racine par suite des pressions exercées lors de la mastication et de la croissance latérale de la dent.

Techniques de sectionnement des dents

Étant donné que les incisives trouvées dans les sites archéologiques sont rarement intactes, l'application de cette méthode de sectionnement des dents a exigé certaines modifications préalables. Comme les incisives à racine unique se détachent facilement de la mâchoire, elles sont souvent perdues avant l'enterrement ou détruites par des causes naturelles avant les molaires, plus solidement enracinées. Les incisives qui subsistent peuvent avoir été percées pour servir d'ornements et ne se prêtent pas au sectionnement. Au surplus, le procédé classique de sectionnement pratiqué par Miller sur les dents intactes est impossible à pratiquer sur les dents fossilisées provenant des sites archéologiques. C'est pourquoi on a préféré effectuer les opérations de sectionnement sur des molaires. Afin d'assurer un bon contrôle, la méthode de coupe au diamant et de photographic mise au point par le Musée national de l'Homme a d'abord été expérimentée sur des dents provenant des mâchoires utilisées pour les analyses de Miller. Puis on s'est employé à sectionner des dents de caribou provenant de sites archéologiques choisis dans différentes parties de l'aire de Beverly. L'analyse des coupes a permis d'aboutir à des conclusions sur la variation saisonnière, qui correspondaient fort bien aux résultats obtenus par les méthodes classiques d'analyse saisonnière axée sur la chute des bois et l'éruption des dents, et qui coïncidaient également avec le calendrier bien connu des migrations actuelles de la population de Beverly (appuyez ici pour voir la carte).

Cette technique d'analyse archéologique exige que l'on prenne soin des dents de caribou dès le moment de la fouille. Elles doivent être retirées avec précaution du sol ou de la mâchoire de l'animal et la gangue de terre adhérente peut être lavée délicatement ou retirée à l'aide d'une brosse sèche. Il convient d'éviter l'abrasion des racines dentaires en vue de préserver la couche superficielle de cément. Un éclairage polarisé permet de distinguer aisément les minéraux qui restent collés à la dent, du cément primitif.

De petite lots de dents isolées sont ensuite imprégnés à vide de résine claire, puis réfrigérés pour éviter d'éventuelles fissures entre la racine et la résine. Ces blocs de résine sont divisés en unités plus petites renfermant une seule dent, à l'aide d'une scie diamantée à gros diamètre utilisée dans l'eau courante. On se sert d'une scie plus lente pour sectionner chaque dent et la surface de chaque coupe est ensuite rodée et polie à la main de manière à faire disparaître toute trace de sciage. Puis la surface est lavée, séchée et polie, ce qui lui confère un éclat lisse et vitreux. La surface est ensuite lavée et séchée de nouveau, puis elle est finalement montée sous vice sur une plaque en verre. Le morceau de dent collé à la plaque de verre est sectionné de nouveau de telle sorte qu'il ne reste plus sur la lame qu'une section de quelque 0,5 mm d'épaisseur, laquelle est à son tour rodée et polie

La dent est ensuite exminée le long des deux racines et dans l'intervalle entre les deux, à l'aide d'un microscope polarisant à grossissement de 100. Cette photo montre 4 stries internes, de couleur sombre, en plus d'une strie externe, complète et de couleur sombre (5 au total). En effet, l'animal a été abattu au printemps et il aurait eu 5 ans au mois de juin. Sur cette photo on peut voir 5 stries internes,de couleur sombre, en plus d'une strie externe, complète et de couleur sombre (6 au total), ce qui indique que le caribou a été abattu à la mi-avril. Il s'agit alors de noter les différences dans le nombre de couches de croissance, l'état général du cément et le degré d'usure du cément avant de photographier la zone qui laisse apparaître le plus nettement les stries de croissance. On prend ensuite une photographic non polarisée de la même aire en vue de faire ressortir clairement les contours du cément, dont l'image est parfois estompée sur les clichés polarisés. Des points de repère visibles sur les deux photographies permettent aux analystes de comparer les observations et d'obtenir des mesures précises. La meilleure façon de procéder consiste à coder les dents puis à les mélanger en vue d'éviter les erreurs systématiques pouvant résulter de l'observation d'un site particulier.

Conclusions

Les résultats du sectionnement des dents révèlent que les chasseurs préhistoriques de la toundra chassaient le caribou à la fin de l'été et durant l'automne aux principaux points de passage à gué qui jalonnent les voies de migration et que ces endroits n'ont cessé d'être fréquentés par toutes les populations de la toundra depuis 8 000 ans. Il semble bien qu'à chaque site corresponde une saison d'occupation qui n'a pas changé depuis des milliers d'années. Il ressort d'ailleurs d'une étude récente consacrée aux chasseurs de rennes de l'époque magdalénienne en France (de 17 000 à 9 000 ens avant nos jours) que les sites rupestres les plus importants de Dordogne ont fait l'objet, tout comme les grands sites de la toundra, des occupations saisonnières les plus brèves. L'étendue du site et le nombre d'objets façonnés des populations de chasseurs seraient étroitement reliés au nombre d'animaux disponibles, souvent chassés par un groupe très restreint de personnel. L'analyse des lamelles de dents a également permis de connaître les préférences alimentaires de l'homme préhistorique. C'est ainsi que la plupart des chasseurs de la région subarctique du Canada abattaient des caribous âgés de deux à quatre ens. Aussi, un accroissement du pourcentage des dents ayant appartenu à des faons ou à des caribous d'un an peut-il être le signe d'une baisse dans la population de caribous ou d'un accroissement de la population humaine.

La technique du sectionnement des dents et l'analyse des lamelles nous renseignent sur l'occupation saisonnière de certaines zones par les mammifères. L'adaptation de la méthode mise au point par les naturalistes peut s'avérer très utile pour les archéologues, mais ceux-ci doivent cependant tenir compte de certains facteurs culturels tels que l'adoption d'un autre régime alimentaire. Par exemple, si la présence saisonnière d'un certain animal à une certaine époque de l'année indique la présence d'humains pendant cette période, l'absence de cet animal le reste de l'année ne permet pas de conclure au départ des occupants humains. Dans ce cas, l'analyse des dents de tous les animaux exhumés et la connaissance de leurs habitudes peuvent permettre d'éclaircir ce problème. Il est certain que les faits sont plus faciles à interpréter lorsque les chasseurs dépendent d'une seule espèce migratrice et que l'étude porte sur un grand nombre de sites. 

En conclusion, l'analyse des dents d'animaux migrateurs sert surtout à l'étude de l'occupation saisonnière des sites et à la prévision des déplacements saisonniers des hommes et des animaux.

Sources

Gordon, Bryan H.C. (1975) Of Men and Herds in Barrenland Prehistory. Musée national de l'Homme, Collection Mercure, Commission archéologique du Canada, Dossier no 28.

Miller, Frank L. (1974) Biology of the Kaminuriak Population of Barren-Ground Caribou, 2e partie. Rapport no 31 du Service canadien de la faune.

Parker, G.R. (1972) Biology of the Kaminuriak Population of the Barren-Ground Caribou, 1re partie. Total numbers, mortality, recruitment and seasonal distribution. Rapport no 20 du Service canadien de la faune.

Scott, J.H. et N.B.B. Symons (1964) Introduction to Dental Anatomy, E. and S. Livingstone Ltd., Edinbourg et Londres, 4e édition.

Smith, J.G.E. (1975) The Ecological Basis of Chipewyan Socio-Territorial Organization. In Proceedings: Northern Athapaskan Conference, 1971. Vol.2. Musée national de l'Homme, Collection Mercure, Le Service canadien d'ethnologie, Dossier no 27.

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Date de création : 29 février, 2000. Mise à jour : 20 juillet 2001
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