Participation des Autochtones au service militaire canadien : Contextes historique et contemporain
John Moses
(suite)
On peut dire que vers le milieu du XIXe siècle, la fortune et les perspectives des collectivités des Premières nations dans le centre et l'est de l'Amérique du Nord britannique avaient changé dramatiquement. Ces collectivités n'étaient désormais plus en mesure, en temps de conflit, de se mobiliser sous leur propre leadership autochtone. À l'aube du XXe siècle, les membres des Premières nations qui voulaient démontrer l'allégeance continue de leur collectivité à l'autorité militaire de la Couronne devaient le faire en s'enrôlant individuellement comme soldats dans les forces armées du Dominion du Canada.
Sur le plan socio-politique aussi bien que dans les affaires militaires, les Premières nations ont répondu de différentes manières aux défis et aux occasions offerts par les réalités des conflits armés. Ces comportements des Premières nations étaient différents l'un de l'autre peu importe le gouvernement, qu'il soit européen, colonial ou national. Ils incluent ceux manifestés durant la période historique où les diverses puissances européennes et coloniales recherchaient activement l'aide de certains peuples des Premières nations à titre d'alliés de plein droit dans la poursuite d'objectifs militaires et stratégiques conjoints, mais également les comportements manifestés à l'occasion des guerres modernes du XXe siècle. Dans un cas comme dans l'autre, de nombreux Autochtones, hommes et femmes, ont collectivement ou individuellement décidé d'appuyer l'effort de guerre soit par des activités contributrices au pays ou en s'enrôlant. D'autres groupes et personnes se sont rangés derrière une série d'arguments soigneusement raisonnés pour justifier leur position de neutralité ou de non-participation.
Durant les deux guerres mondiales, la Couronne considérait tous les Autochtones du Canada comme des sujets britanniques, nonobstant l'ambiguïté de leur citoyenneté réelle au sein du Dominion du Canada.4 Cependant, certaines Premières nations soutenaient que des traités ou des accords antérieurs avec la Couronne et la portée de la Loi fédérale sur les Indiens de l'époque avaient des effets combinés se traduisant par l'exemption de leurs membres du service militaire obligatoire. D'autres croyaient que leur participation volontaire à l'effort de guerre aiderait leur revendication de citoyenneté pleine et entière et de statut d'égalité juridique au Canada en temps de paix. Éventuellement, les aspects les plus draconiens de la Loi sur les Indiens, notamment l'interdiction de former des organisations politiques, l'interdiction de mener des activités spirituelles traditionnelles et toute une série de restrictions touchant les déplacements à l'extérieur de la réserve, ont été supprimés progressivement jusqu'en 1951. Le droit de vote sans pénalité dans les élections fédérales a éventuellement été reconnu à tous les Indiens inscrits du Canada en 1960.
Au cours de la Première Guerre mondiale, les chefs de certaines Premières nations se sont opposés aux activités de recrutement sur les terres de réserve et à la tentative de conscription de leurs membres en vertu de la Loi concernant le Service militaire de 1917.5 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'organisation politique connue sous le nom de Comité de protection établie dans la réserve des Hurons près de la ville de Québec a soutenu que les Indiens étaient exempts du service militaire en vertu de la Loi de 1940 sur la mobilisation des ressources nationales en temps de guerre. Cette exemption découlait de leur citoyenneté de niveau inférieur en vertu de la Loi sur les Indiens et de leur souveraineté telle qu'ils la déduisaient de leur interprétation de la Proclamation royale de 1763. D'autres collectivités du nord de l'Ontario ont réclamé des exemptions semblables en vertu des traités Robinson-Huron et Robinson-Supérieur de 1850.6
Dans le groupe de ceux qui ont participé aux efforts de guerre du XXe siècle, les états de service de nombreux membres de Premières nations et de nombreuses collectivités des réserves indiennes sont impressionnants. Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale (c'est-à-dire janvier 1945), la Direction des affaires indiennes a émis une directive exemptant du service outre-mer les Indiens inscrits des Prairies et du Nord visés par les Traités nos 3, 6, 8 et 11. Cependant, à cette date relativement tardive du conflit, pas moins de 324 hommes de diverses bandes signataires de ces traités s'étaient déjà enrôlés. 7 Selon le témoignage oral de membres de la réserve de Golden Lake dans l'est de l'Ontario, l'ensemble de la population mâle de la réserve apte et admissible au service durant la Seconde Guerre mondiale s'est enrôlé volontairement, sauf pour trois hommes.
Les états de service des membres de la Réserve des Six nations de la rivière Grand près de Brantford en Ontario pendant la Première Guerre mondiale sont également remarquables. Dans une population totale d'environ 4 500 personnes en 1914, 292 hommes et une femme (une infirmière au sein du Corps des infirmières de l'armée de la Force expéditionnaire américaine) se sont enrôlés volontairement pour servir outre-mer. La majorité d'entre eux ont été affectés aux 107e et 114e bataillons de la Force expéditionnaire canadienne, des unités constituées en majorité d'Indiens inscrits. De ce groupe, 29 ont été tués au combat, cinq sont morts des suites de blessures ou de maladies, un a été fait prisonnier de guerre et un a été porté manquant. 8 Malgré ces chiffres, la question de la participation ou de la non participation des membres des bandes autochtones à l'effort de guerre était source de division au sein de la collectivité et, à vrai dire, l'héritage politique et les ramifications des décisions individuelles et familiales prises en faveur du service militaire entre 1914-1918 se font encore sentir aujourd'hui.
L'expérience individuelle des hommes et femmes militaires des Premières nations au moment du recrutement et après leur libération a grandement varié. Comme je l'ai dit ci-dessus, au cours de la Première Guerre mondiale, au moins deux bataillons de la Force expéditionnaire canadienne étaient composés principalement de membres de collectivités d'Indiens inscrits. 9 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, tant l'Aviation royale du Canada que la Marine royale du Canada ont appliqué, durant la première partie du conflit, des politiques de recrutement fondées sur la race. Même si ces politiques raciales ont été supprimées dans les deux services en 1943, elles ont eu pour effet de diriger la majorité (avec quelques exceptions) des volontaires autochtones vers l'Armée de terre.10 Une certaine confusion au cours de la Seconde Guerre mondiale, tant de la part des fonctionnaires des Affaires indiennes et que des recruteurs militaires, quant à l'incidence de la Loi sur les Indiens pour les Indiens inscrits potentiellement volontaires est venue compliquer l'affaire.
Dans certains cas, des Indiens inscrits volontaires se faisaient dire qu'ils ne pouvaient être commissionnés ou même s'enrôler d'une part et conserver leur statut légal d'Indien en vertu de la Loi sur les Indiens d'autre part. Dans d'autres cas, des anciens combattants Indiens fraîchement rapatriés se sont fait dire, à leur retour au Canada, qu'en raison de leur citoyenneté ambiguë et de leur statut légal en vertu de la Loi, ils n'étaient pas admissibles aux prestations des anciens combattants. Pour obtenir ces prestations, ils devaient renoncer à leur statut d'Indien. Dans d'autres cas encore, des anciens combattants Indiens revenaient au pays et constataient qu'en leur absence, l'agent régional des Affaires indiennes avait arbitrairement supprimé leur nom de la liste des membres de la réserve indienne. Il est aussi arrivé qu'après la Première Guerre mondiale, des terres agricoles soient mises à la disposition des anciens combattants en vertu de la Loi d'établissement des soldats, mais ces terres devaient d'abord être expropriées parce qu'elles faisaient partie du territoire de réserves indiennes établies. Des problèmes semblables sont survenus après la Seconde Guerre mondiale en rapport avec la Loi sur les terres destinées aux anciens combattants. 11 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a en effet exproprié certaines terres des réserves indiennes pour les utiliser comme secteurs d'entraînement militaire et sites d'essai.
Malgré ces problèmes, de nombreux Autochtones, grâce à leur service militaire outre-mer en temps de guerre, ont, pour la première fois de leur vie, fait l'expérience de quitter leur foyer au sein de la collectivité autochtone et de rencontrer des non-Autochtones, mais également des Autochtones d'autres régions du pays. Souvent, les amitiés créées avec d'autres Autochtones pendant l'entraînement et le service outre-mer ont contribué directement, après la guerre, à faciliter la mise sur pied de certaines des premières organisations politiques autochtones. Environ 4 000 Indiens inscrits (et un nombre non déterminé de Métis, d'Indiens non inscrits et d'Inuits) se sont volontairement enrôlés durant la Première Guerre mondiale. Le nombre d'Indiens inscrits enrôlés pendant la Seconde Guerre mondiale est établi à 3 090.12 C'est en 1919 que Fred Loft, un ancien combattant Mohawk de la Réserve des Six nations récemment de retour de la guerre, a fondé la première organisation politique nationale d'Autochtones au Canada, la League of Indians of Canada. En 1927, partiellement en réaction à l'activisme manifesté par des organisations comme la League of Indians of Canada, des modifications étaient apportées à la Loi fédérale sur les Indiens pour rendre illégales toute forme d'organisation politique chez les Indiens inscrits ainsi que l'embauche de conseillers juridiques pour intenter des poursuites au gouvernement. Au même titre que les interdictions visant les activités spirituelles traditionnelles, ces restrictions sont restées en vigueur jusqu'en 1951.
Certaines recherches indiquent que pendant les deux guerres mondiales, les Autochtones canadiens se sont portés volontaires pour le service militaire en nombre proportionnellement plus grand que le reste de la population canadienne en général. Les anciens combattants Autochtones et ceux qui les appuyaient étaient très actifs dans leurs demandes d'amélioration de leur situation et de celle de leurs collectivités dans la société canadienne d'après-guerre. Après avoir combattu outre-mer pour défendre les droits de la personne et la souveraineté des nations alliées à l'étranger, les anciens combattants Autochtones, leur famille et leur collectivité d'appartenance ont commencé à s'interroger avec une vigueur renouvelée sur leur citoyenneté de niveau inférieur et sur leur statut juridique au Canada. Au moment de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de la personne par les Nations Unies en 1948, de nombreuses dispositions de cette charte ne pouvaient pas être considérées comme applicables aux peuples autochtones du Canada.
De 1946 à 1948, le « Comité spécial de la restauration et du rétablissement » et le « Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes institué pour faire l'étude et l'examen de la Loi des indiens » ont écouté les présentations de nombreux Indiens inscrits et organisations d'Indiens inscrits, y compris des anciens combattants Indiens.13 Les comités de ce genre et l'attention accrue des médias ont aidé à attirer l'attention du public sur la situation des peuples autochtones au Canada dans la période d'après-guerre. De nombreux anciens combattants sont devenus chefs au sein de leur collectivité ou au sein des organisations politiques naissantes d'Autochtones. Certains autres ont fait carrière dans la fonction publique.
Du milieu des années 1940 à nos jours, les leaders
et activistes autochtones canadiens du milieu politique, culturel
et social ont été à l'avant-plan des demandes de
changement du statu quo canadien dans le traitement des peuples
autochtones au pays et ont, pour ce faire, emprunté des moyens qui
ont contribué directement au développement et au
perfectionnement de notre système juridique. Beaucoup de
ces anciens combattants ont été et sont encore des
activistes et des leaders sociaux. Ils ont contribué à
notre compréhension des droits civils et des droits de la
personne et ont favorisé l'établissement d'une
société plus pluraliste et démocratique dont
tous les Canadiens bénéficient, tout en aidant
à rehausser le prestige et la réputation du Canada
à l'étranger. Il est important de noter que dans les
collectivités autochtones aujourd'hui, que ce soit le 11
novembre ou en d'autres temps, lorsqu'on rend hommage aux anciens
combattants survivants et à ceux qui sont morts au champ de
bataille, l'accent n'est pas mis tellement sur le service outre-mer
ou le sacrifice ultime, mais plutôt sur leur contribution au
sein de leur collectivité d'appartenance respective au
pays.14