Salles d’art contemporain
... le poids du temps à la fin du millénaire
Qu’est-ce qui compte pour nous à la fin du XXe siècle? Qui fait le compte en cette fin du second millénaire? Doit-on voir dans le bogue de l’an 2000 la version moderne et laïque de l’apocalypse millénariste? Aujourd’hui mesuré par des statistiques et des tables actuarielles d’espérance de vie, le temps pèse sur nous de tout son poids; la longévité et la population augmentent, paraît-il, mais les ressources diminueront à moins que ne nous sauvent de nouvelles et astucieuses technologies. Apparemment, nous n’avons d’autre choix que de nous fier aux experts – qui nous inondent de chiffres. Les scientifiques comptent les générations d’homo sapiens – nous sommes la sept mille cinq centième – et les nouveaux télescopes révèlent un nombre de galaxies exponentiellement plus grand que tout ce que nous avions imaginé. Grâce au calcul des pertes et des profits, les comptables des entreprises rationalisent la rationalisation. La quantification – ou l’expression chiffrée du réel – a trouvé sa place parmi nos modes fondamentaux de compréhension du monde. Le temps, c’est de l’argent, nous a-t-on dit. Ce siècle a vu l’invention de la ligne de montage où l’inlassable répétition des mêmes mouvements produit tantôt une voiture, tantôt un lave-linge. Décomposé en unités, le travail se traduit en profit. 1 000 000 de cents de l’artiste de Halifax Gerald Ferguson représente un investissement de temps qui reste indéterminé, mais il n'existe aucune équivoque quant à sa valeur. On peut présenter la sculpture ou, comme le suggère l’artiste, la déposer dans un compte bancaire où elle accumulera de l’intérêt. D’autre part, ses tableaux 1 000 000 de raisins résultent de son désir d’investir du temps dans son art. Se servant d'un pochoir, il a peint en noir sa grille de quarante raisins 250 fois sur chaque toile. Cent toiles à raison de dix mille raisins par toile font un million, mais laissons le calcul à l’artiste. L’image a disparu, seuls demeurent les noirs résidus d'un surcroît de travail. Dans Chemin Mille de Tatsuo Miyajima, les nombres tiennent lieu d’image, un fait qui importe à cet artiste japonais puisque les nombres transcendent les frontières culturelles. Chemin Mille est essentiellement un système de calcul constitué de mille compteurs à diode électroluminescente (DEL) reliés ensemble par unités de dix. Chaque unité compte de 1 à 99, puis transmet un signal à l’autre unité, et ainsi de suite, à perpétuité. Le système incarne trois principes de la philosophie bouddhiste également valables en physique moderne : le changement perpétuel, l'interconnexion universelle, la continuité éternelle. On peut considérer Chemin Mille comme le fragment d’un modèle de l’univers en constante fluctuation. Si l’on peut aujourd’hui mesurer l’infiniment grand – ou l'infiniment éloigné dans l'espace ou dans le temps, – il apparaît difficile le concevoir sans nous diminuer nous-mêmes proportionnellement. Ces œuvres de Gerald Ferguson et de Tatsuo Miyajima nous donnent l’occasion de contempler l’immensité à une échelle humaine. L'installation de 1 000 000 de cents a été rendue possible grâce à la collaboration de la Monnaie royale canadienne. |