Artiste Dorset, Personnage à plusieurs visages Bois de Caribou, Eskimo Museum, Churchill, Manitoba |
Un duvet blanc de novembre coiffe la toiture vitrée du Musée des beaux-arts du Canada. À l’intérieur, l’aîné algonquin William Commanda parcourt les salles d’art canadien d’un pas lent, harmonisé à la volute de fumée qu’il disperse en passant une plume au-dessus de sa main gauche. Dans le creux de celle-ci repose une coquille d’ormeau tachetée qui contient un brin de sauge fumant dont le parfum doux-amer emplit l’espace.
L’aîné Commanda, la chevelure blanchissante étalée en éventail sur ses épaules, prie doucement tout en marchant. Greg A. Hill, conservateur adjoint de l’art contemporain, l’accompagne en désignant les endroits où des tablettes de pierre et des effigies anciennes seront bientôt installées dans des vitrines de verre, où un pendentif à dorure d’argent ayant appartenu au chef mohawk Joseph Brant jouxtera son portrait, et où une raquette côtoiera une scène d’hiver de Cornelius Krieghoff. En réponse à cela, Commanda décrit une paire de raquettes qu’il a fabriquées voilà plusieurs années.
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Les deux hommes parcourent ainsi les 33 salles, le jeune Hill dirigeant la visite et l’aîné Commanda égrenant ses souvenirs. Suit dans le sillon de fumée une procession éparse formée d’une vingtaine d’employés du Musée.
Christiana Morris, avec ébénisterie d’Alexander Strum, Berceau Mik’maq (1867–1868), collection du musée DesBrisay, Bridgewater (Nouvelle-Écosse) |
Le groupe traverse des salles où l’on refait l’accrochage; des peintures d’Emily Carr, de Jean Paul Riopelle, de Paraskeva Clark et d’autres figures de proue de l’art canadien reposent sur des morceaux de tapis contre les murs. Avec cet air adouci et cette lumière filtrée, les peintures semblent appartenir à un monde fantastique.
Peut-être ces peintures sentent-elles ce qui se prépare. Dans les semaines et les mois suivant la cérémonie de purification, de nombreux objets jamais vus auparavant au Musée feront leur apparition dans ces salles : une fusaiole quw’utsun’, une couverture à chien gwich’in, un canot de style algonquin datant de 1920, un rouleau d’écorce de bouleau de l’artiste anishnaabe Norval Morrisseau, un bracelet en argent portant l’effigie d’un ours des mers façonné par l’artiste haïda Bill Reid, des motifs sur écorce de bouleau de la fin des années 1800, un masque de « femme sauvage » en cèdre rouge de l’artiste kwakwaka’wakw Ellen Neel, et des peintures d’artistes autochtones tels Rita Letendre, Robert Houle et Alex Janvier. Ces objets font partie de L’Art d’ici, un ambitieux programme visant à intégrer aux salles canadiennes une centaine d’œuvres d’art autochtone couvrant 8000 ans de création, et qui marque un tournant important dans la philosophie du Musée à l’égard de l’histoire et de la présentation de l’art au Canada.
Buffalo Effigy [AX 70], Amérique du Nord, quartzite vert. Collection du Glenbow Museum, Calgary |
Le nonagénaire Commanda, qui vit à Kitigan Zibi, près de Maniwaki, au Québec, est venu à Ottawa à l’invitation de Greg Hill afin d’exécuter une cérémonie de purification dans les salles canadiennes avant l’arrivée des œuvres autochtones. Greg Hill est un artiste et un conservateur d’origine kanyen’kehaka (Mohawk) embauché par le Musée en 2000 pour travailler avec Denise Leclerc, conservatrice associée de l’art canadien moderne, à la conception et à la mise en œuvre de L’Art d’ici. Pour lui, la présence de Commanda marque le véritable début du projet. « Cette cérémonie lance cette initiative de façon respectueuse et réfléchie », dit-il.
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Mais cette façon de faire est aussi non conventionnelle : on a dû obtenir une autorisation spéciale des restaurateurs et désactiver très brièvement le système d’alarme d’incendie. Cette fumée de sauge n’est pas la seule incongruité dont les murs du Musée ont été les témoins dernièrement. L’entreprise d’intégration de l’histoire de l’art canadien autochtone à celle de l’art canadien occidental dans les salles des collections permanentes a conduit le Musée à naviguer dans des eaux inconnues. À l’exception d’un programme semblable en cours au Musée des beaux-arts de l’Ontario, et de quelques expositions temporaires montées ici et là au cours des dernières décennies, aucun autre grand musée nord-américain n’a cherché à associer l’art autochtone et l’art occidental dans une démarche aussi systématique. Le MBAC n’a donc aucun modèle sur lequel s’appuyer. « C’est formidable que le Canada prenne l’initia-tive », fait observer Gerald McMaster, un éminent artiste de la nation des Cris des Plaines, ancien conservateur au Musée canadien des civilisations et membre du comité consultatif qui a contribué au programme que lance de MBAC. M. McMaster présentement occupe le poste de sous-directeur adjoint aux ressources culturelles au National Museum of the American Indian, à Washington. « Les États-Unis accusent beaucoup de retard au chapitre de l’intégration des premiers peuples et leur art à l’histoire de l’art américain », avoue-t-il.
Une fois qu’un établissement comme le MBAC décide de sortir des sentiers battus, il doit toutefois s’ajuster à de nouvelles réalités. La cérémonie de purification – une étape simple, mais étrange pour un musée occidental – n’était que le début.
Comme le Musée commence à peine à monter sa collection d’art autochtone – et que plusieurs objets autochtones sont sur le point d’être rendus à leurs collectivités d’origine –, la plupart des pièces figurant dans L’Art d’ici ont été empruntées. L’une d’elles est une tablette de pierre portant une incision en forme de tortue, datée de 850 à 1350 environ et appartenant au Royal Saskatchewan Museum. La tablette, considérée comme un objet « issu » de la terre, doit toujours rester près du sol. Elle a donc fait le trajet jusqu’au Musée en camion plutôt qu’en avion. Une fois à destination, elle devait être placée sur un tissu rouge avec de la sauge. Margaret Hanna, conservatrice de l’histoire autochtone au Royal Saskatchewan, a reçu ces directives des aînés locaux, qui ont autorisé le prêt. « Ces objets sont perçus comme étant vivants sur le plan spirituel », explique Mme Hanna.
Qu’un établissement comme le Musée apprenne à traiter des œuvres d’art comme des objets sacrés résulte de plusieurs décennies d’introspection dans un milieu de l’art qui a longtemps refusé à admettre l’art autochtone en son sein. Même si le MBAC a organisé sa première exposition d’art autochtone et euro-canadien en 1927 (voir Archives, p. 30, pour un extrait du catalogue de cette exposition), elle ne plaçait pas les deux traditions sur le même pied d’égalité, caractérisant l’une d’elles – vous devinez laquelle – comme primitive. Et 57 ans plus tard, le conservateur Dennis Reid et l’anthropologue Joan Vastokas se plaignaient, dans un article paru dans le catalogue de l’exposition de 1984 au MBAO, The Four Quarters: Native and European Art in Ontario 5000 BC to 1867 AD, du statut d’« apartheid » infligé à l’art autochtone. « La vieille catégorisation de l’art autochtone nord-américain comme “primitif”, statique, strictement utilitaire et sans “histoire” documentée, écrivent-ils, a malheureusement persisté au XXe siècle. Même aujourd’hui, de nombreux chercheurs et administrateurs de musées estiment toujours que l’art autochtone, fut-il ancien ou contemporain, a sa place dans les musées d’ethnographie ou dans des collections séparées plutôt qu’à côté des autres traditions artistiques mondiales. »
Voici un des arguments à l’appui d’une telle catégorisation : ou bien c’est de l’art, et on l’admire, ou bien c’est une raquette et on la chausse. Dans cette optique, les mocassins, les porte-bébés et les panneaux de parkas richement brodés de perles, dont la dimension esthétique ne fait pas de doute, ne seraient pas de l’art au sens occidental et puriste du mot. Greg A. Hill fait ressortir qu’il s’agit ici de deux poids, deux mesures : « Dans nos propres salles d’exposition, qui sont assez conservatrices, il y a un piano, un tapis crocheté, de la poterie exécutée par à Emily Carr, et une foule de pièces d’orfèvrerie – tous des objets ayant essentiellement une fonction, religieuse ou autre. »
L’existence simultanée, dans la tradition autochtone et dans la tradition occidentale, de chevauchements entre l’art et la fonction ne parvient pas à masquer les différences substantielles entre l’une et l’autre. « On constate une grande diversité dans l’esthétique et les formes, des différences du point de vue culturel dans la représentation, et une évolution manifestement différente à bien des égards », fait observer Gérald McMaster. Voilà qui constitue un défi – le défi suprême – pour Greg Hill et Denise Leclerc. Comment présenter des objets de traditions divergentes dans un cadre qui leur rende justice ? Comment éviter des comparaisons stériles ?
Le Musée des beaux-arts de l’Ontario a opté pour un dispositif pédagogique élaboré, comprenant des entrevues sur vidéo avec les artistes, et il a radicalement modifié l’aménagement de ses salles. La salle McLaughlin, dont la réouverture récente marque la première phase du programme d’intégration du MBAO, évoquait auparavant un intérieur domestique du XIXe siècle. Elle présente maintenant un aménagement géométrique inspiré de la cosmologie ojibwé. « C’est une transformation complète », reconnaît Richard Hill, adjoint à la conservation de l’art canadien au MBAO. « Nous nous sommes efforcés de présenter les œuvres européennes dans un cadre déjà fécondé par la perspective autochtone. »
Au MBAC, le plan est moins radical. Les salles, avec leur aménagement classique et leurs murs neutres, ont conservé l’essentiel de leur aspect antérieur. Les œuvres autochtones sont accompagnées de cartels enrichis, et on prépare un nouvel audioguide pour présenter le contexte des cultures autochtones. Greg Hill et Denise Leclerc ont choisi d’organiser les œuvres en suivant un ordre chronologique et géographique. Par exemple, les objets autochtones créés par les nations du nord de l’Ontario au début du XXe siècle côtoieront les toiles de peintres du Bouclier canadien tels F.H. Varley et J.E.H. Macdonald.
« Ce dont je me méfie, affirme Bob Boyer, un artiste métis qui dirige le département d’art autochtone au Saskatchewan Indian Federated College, c’est que tout cela ne soit qu’une mise en scène pittoresque pour le Groupe des Sept. »
Jeff Thomas, un artiste autochtone d’Ottawa d’ascendance des Six Nations, exprime lui aussi certaines réserves. Même s’il se dit profondément touché par l’initiative du Musée, il préfère ne pas se prononcer tout de suite sur le succès du programme d’intégration. « Je crains que les visiteurs voient les peintures d’une manière et l’objet autochtone d’une autre, dit-il, et cela renforcera la perception que l’un d’eux incarne l’apogée de la civilisation et l’autre non. On peut présenter ensemble les œuvres occidentales et autochtones si l’on encadre le tout avec du matériel didactique. Il ne faut pas tenir pour acquis que le public saura faire le lien approprié entre les œuvres. »
Il ne faut pas, non plus, présumer que le public en sera incapable. Colleen Skidmore, professeure adjointe d’histoire de la photographie et de l’art canadien à l’Université de l’Alberta, est enchantée par ce programme d’intégration. Celui-ci offre la possibilité à ses étudiants du premier cycle de s’adonner à un examen critique – à condition que l’intégration se traduise sur le site Internet du Musée, l’un des principaux instruments de travail des étudiants en histoire de l’art de l’extérieur d’Ottawa. « L’une des critiques de mes étudiants porte sur le caractère simpliste de la représentation de l’histoire de l’art canadien, dit-elle. Ils estiment qu’une présentation plus complexe mettrait en relief les problèmes et les questions afférentes. »
Et notre histoire de l’art est complexe. Même un simple survol de l’éventail des œuvres considérées pour le programme d’intégration révèle clairement les influences réciproques que les deux cultures ont exercé l’une sur l’autre quant au contenu et au style des œuvres. Par exemple, Denise Leclerc place la peinture Génocide no 1, de l’artiste anishnaabe-potawatami Daphne Odjig, près de la Danse des noyés de Léon Bellefleur (p. 12) et de la sculpture Femme accroupie de Charles Daudelin. Son objectif : illustrer le courant surréaliste présent dans les trois œuvres et souligner l’influence du surréalisme sur Odjig, ainsi que ses liens avec son héritage spirituel.
Greg Hill espère que L’Art d’ici suscitera d’autres observations de cette nature. « Pour que l’art autochtone progresse, il doit être soumis à une critique intellectuelle sérieuse et au dialogue, affirme-t-il. Il y a eu beaucoup de catalogage, mais peu de mise en contexte en regard de ce qui se passe à l’échelle mondiale, à l’intérieur et à l’extérieur des traditions artistiques occidentales. Pourtant, nous faisons tous partie d’un monde plus vaste. L’art autochtone ne se développe pas uniquement dans les coins reculés du pays aujourd’hui connu sous le nom de Canada. »
Une enquête réalisée auprès de cent visiteurs entre les mois de janvier et juin 2001 révèle que le public aussi est avide de changement. On a demandé, à des visiteurs à qui on avait montré des mâts totémiques, un sac en feutre brodé de perles et d’autres articles, si ces objets étaient des œuvres d’art. La réponse a été claire : 70 p. 100 des répondants ont déclaré que les objets étaient de l’art, et 90 p. 100 ont dit qu’ils devaient être exposés au Musée. « Le public, dit Greg Hill, fait moins cas des catégories que nous. »
Les artistes non plus n’en font pas beaucoup de cas. Pour appuyer sa conviction que « de l’art est de l’art », Daphne Odjig évoque une visite à un salon de l’habitation, qui remonte à quelques années déjà : « On y a présenté une maison de ciment et une en bois. Les deux habitations étaient remarquablement différentes, mais le fait de les exposer ensemble avait beaucoup de sens. Toute présentation comparative ou magasinage comparatif est logique. Présenter à la fois des œuvres canadiennes, européennes ou autochtones devrait susciter la réflexion et de l’intérêt plutôt que de semer la confusion.
Cela dit, s’il faut se fier à la réaction médiatique face à la dernière incursion d’envergure du Musée dans l’art autochtone – l’exposition d’art contemporain Terre, esprit, pouvoir en 1992 –, la prochaine entreprise du genre fera l’objet d’un examen intense. Le Edmonton Journal commentait l’exposition de 1992 en ces termes : « Le Musée des beaux-arts du Canada est critiqué pour sa toute première exposition consacrée à l’art indien, et attaqué pour avoir laissé de côté d’éminents artistes autochtones. » John Bentley Mays, le critique d’arts visuels du Globe and Mail, accusait le Musée de ne pas avoir tenu compte de « la qualité artistique conventionnelle » afin de s’engager dans ce qu’il percevait comme « une opération de relations publiques ».
Selon Colleen Skidmore, le Musée avance en terrain miné : « Il court des risques et s’exposera à la critique dans tout ce qu’il entreprendra. » Elle accueille cependant le débat à bras ouverts. « La définition européenne de l’art, qui exclut les autres pratiques, est un concept forgé et très chargé. En tant que Canadiens, peut-être pouvons-nous revoir les vieilles hiérarchies et plaider en faveur d’une perspective différente. »
Selon Colleen Skidmore, le Musée avance en terrain miné : « Il court des risques et s’exposera à la critique dans tout ce qu’il entreprendra. » Elle accueille cependant le débat à bras ouverts. « La définition européenne de l’art, qui exclut les autres pratiques, est un concept forgé et très chargé. En tant que Canadiens, peut-être pouvons-nous revoir les vieilles hiérarchies et plaider en faveur d’une perspective différente. »
À l’entrée d’une des dernières salles au cours de la cérémonie de purification, l’aîné Commanda remarque le petit écureuil, symbole de son clan, dans Porte de cuisine et Esther, de Christiane Pflug (voir Vernissage, hiver 2003, p. 24-25). L’imposant tableau semble l’atteindre profondément, comme c’est le cas lorsque quelqu’un aborde un tableau en fonction d’une histoire particulière, d’une vision du monde. « L’écureuil grimpe partout... », constate-t-il avec fierté.
– Anita Lahey |