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Discours
Première personne du singulier …Première personne du pluriel Rendre le passé canadien accessible
Ian E. Wilson
Archiviste national du Canada.
Conférence : « Donner à l’avenir un passé »
Association d’études canadiennes
Winnipeg (Manitoba)
le 20 octobre 2001
Je désire vous remercier de m’avoir invité parmi vous aujourd’hui et de m’avoir offert l’occasion de partager cette tribune avec Roch Carrier. À Ottawa, Roch et moi partageons le même immeuble, quelques employés, de nombreux intérêts professionnels et non le moindre, des défis de nature financière et technologique ainsi que d’autres touchant les ressources humaines. L’éternelle dispute entre les archivistes et les bibliothécaires pour savoir qui possèdent les meilleures habiletés et qui occupent la profession la plus importante se règle généralement au moyen d’une bataille de ballons d’eau ou d’un match de softball lors de notre pique-nique annuel. Mais attention, seuls les archivistes peuvent se vanter que l’unique statue érigée à Ottawa en l’honneur d’un fonctionnaire fédéral est celle d’un archiviste.1
Nous tous, présents à cette conférence, partageons beaucoup de choses et ensemble, nous avons beaucoup à perdre ou à gagner.
Que nous occupions un poste d’écrivain, de professeur, de chercheur, de bibliothécaire, d’archiviste ou de spécialiste du patrimoine, nous tentons de faciliter l’accès à l’information et à la connaissance de notre pays et de son passé à tous les Canadiens. Nous sommes des communicateurs qui avons des histoires à raconter, des histoires qui touchent notre identité et le chemin parcouru pour l’acquérir - en tant qu’individus, collectivités, organisations, institutions, et en tant que Canadiens. L’histoire est la résultante d’un ensemble de récits écrits ou recueillis, d’images et d’anecdotes, de témoignages assermentés et de légendes extravagantes, et de la conservation de témoignages dans nos archives, nos bibliothèques, nos musées et ailleurs.
Nous appartenons tous au monde de l’information; et notre plus grande qualité est notre capacité de transformer l’information en connaissance.
Cette alchimie intellectuelle est un processus sans lequel notre histoire serait incompréhensible et sans structure - quelques alignements accidentels ou arbitraires detemps et d’occasions, de personnes et d’endroits. La connaissance de soi-même et du monde ne prévoit pas seulement une information précise et fiable, mais aussi un contexte, de l’observation, de l’analyse, une évaluation et la mise à l’essai au fil du temps. L’information devient une connaissance grâce à uneétincelle de perspicacité, au raisonnement et à la réflexion et parfois, au savoir qui s’étend sur des générations, voire des millénaires.
Chaque âge et chaque culture expliquent pourquoi il importe de tenir la chronique du passé et indiquent la meilleure façon de le faire. Thucydide était arrivé à peu près à comprendre ce point de vue il y a près de deux mille cinq cents ans.
Il y songeait lorsqu’il a écrit la monumentale histoire de la guerre du Péloponnèse2 et de ses terribles conséquences sur chaque aspect de la vie des Grecs. L’auteur, en écrivant peu après ces événements, avertit ses lecteurs qu’il n’a pas écrit le premier récit qu’il a entendu ni suivi ses propres impulsions. « J’ai été témoin des événements que j’ai décrits ou encore, j’ai vérifié les déclarations des témoins oculaires avec la plus grande minutie »3, a-t-il souligné. Ces paroles témoignent d’unespriténergique,avideetobjectif. Leterme « histoire » est tiré de l’expression grecque qui veut dire « poser des questions ». La vérité n’est également pas facile à découvrir, déclare-t-il. Différents témoins oculaires ont donné des explications divergentes des mêmes événements parce que les mémoires sont déficientesou qu’elles ne peuvent être impartiales.
Il a également reconnu que certains de ses lecteurs pouvaient ne pas aimer ce qu’il avait écrit, parce qu’il n’avait pas romancé la guerre entre Sparte et Athènes; ce qui ne l’a pas beaucoup ennuyé. « Mon œuvre, a-t-il déclaré, ne vise pas à satisfaire les goûts immédiats du public, mais à demeurer éternellement ».4 Et il nous explique avec candeur et bon sens pourquoi cela lui semble si important et déclare qu’il sera heureux « si les mots que j’utilise sont jugés utiles par ceux qui veulent comprendre clairement les événements qui se sont produits par le passé et qui (la nature humaine étant ce qu’elle est) seront répétés de façon identique de temps à autre ».5 Il serait difficile de nos jours d’offrir une justification meilleure ou plus judicieuse de la rédaction et de la lecture de l’histoire, ou de conserver la preuve de son passage.
Chaque génération transmet une certaine information et certains messages à la suivante... une sorte de paiement à l’avance historique. Dans un même temps, chaque génération réévalue sans arrêt son passé en répétant les questions, ou en en posant de nouvelles, pertinentes à ses intérêts et à son avenir; elle cherche des réponses dans la mémoire consignée de ceux qui ont vécu auparavant... les retombées, si vous le désirez.L’histoire est un dialogue entre le passé et le présent, accompagné des voix et des images de nos prédécesseurs qui vivent encore dans les archives et dans les livres qu’ils nous ont légués. Ce dialogue est inévitablement documenté, sinon enjolivé, par des opinions ou des inquiétudes sur l’avenir. L’histoire est une interaction complexe et loyale du présent, du futur et du passé. Mary Robinson (ancienne présidente de l’Irlande et maintenant haut commissaire des Nations Unies aux droits de la personne) a saisi l’essence de ce dialogue lorsqu’elle a commenté un projet de recherche sur les asiles des pauvres où y mourut un grand nombre d’Irlandais au XIXe siècle : « Il est important, voire impérieuxque nous, les survivants et les futures générations, connaissions la situation de ces gens qui n’avaient personne pour parler en leur nom en ces temps de grande nécessité et de grande souffrance. L’histoire de ces populations silencieuses doit être entendue. »6
Notre génération est plus impatiente que celle des Grecs et moins élogieuse du passé. Dans notre environnement technologique radicalement orienté vers l’avenir, nous négligeons souvent les leçons du passé. Même l’expression technique « systèmes en place » peut signifier ancien et inutile, et « archiver », en informatique, laisse entendre une retenue plus longue que quelques semaines.
L’étude de l’histoire exige efforts et discipline. Si nous pouvions l’étiqueter, elle porterait sans doute la directive « Un certain travail de synthèse est nécessaire » et peut-être l’avertissement supplémentaire « Contenu sous pression ».7 L’histoire a besoin de chercheurs, d’historiens, de cinéastes, de professeurs et d’autres personnes qui lui apportent des idées, uneinterprétation, une vision et des valeurs. En fin de compte, l’information devient une connaissance lorsque des particuliers s’y imprègnent, l’interrogent et l’intègrent à leur propre expérience. Mettant à contribution nos professions et nos intérêts personnels, nous essayons de collaborer à la mise place de ce processus critique pour nous-mêmes et pour les autres.
Notes :
1.
Sir Arthur Doughty, archiviste du Dominion de 1904 à 1935.
2.
431-404 avant J.-C.
3.
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Penguin Classics, Baltimore, 1965 (Traduit par Rex Warner).
4.
Ibid.
5.
Ibid.
6.
Mary Robinson, discours liminaire, Conférence internationale sur la faim, New York University, le 19 mai 1995.
7.
Christopher Hitchens a utilisé la même analogie dans un article publié en novembre 1998 dans le Harper’s Magazine sur l’enseignement de l’histoire américaine.
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