La Bolduc -- Carrière comme artiste exécutante
Le talent de Mary Bolduc et sa popularité auprès des auditoires du Monument-National de Montréal ont incité Roméo Beaudry, de la société d'enregistrement Compo Company of Canada de Montréal, à lui offrir de faire des enregistrements pour eux. Les trois premiers 78 tours à double face de chansons du folklore traditionnel qu'elle a produits en 1929 sont des échecs. Toutefois, en décembre de la même année, elle met son propre poème comique « La Cuisinière » sur un air folklorique existant et remporte son premier succès. Comme le marché de la radiodiffusion et de l'enregistrement musical prend de l'expansion et que la radio et le gramophone pénètrent dans les maisons (même les Bolduc, chroniquement pauvres, ont un récepteur à cristal), les stations de radio et les compagnies d'enregistrement recherchent de nouveaux musiciens. En janvier 1930, on demande à Mary d'enregistrer quatre chansons et neuf autres en avril de la même année. À la fin de cette première année, elle a enregistré plus de 30 chansons. Entre 1929 et 1939, elle enregistrera, surtout dans les premières années, quelque 84 chansons. Les dossiers de la Compo montrent que le studio de Montréal utilise à cette période la nouvelle méthode d'enregistrement électroacoustique, plutôt que l'ancienne méthode par pavillons acoustiques, pour capter les sons. Les dossiers indiquent également que Mme Bolduc n'enregistre habituellement que deux prises. Dans plusieurs cas, diverses prises de la même chanson sont publiées au cours des années. Par exemple, « Le Bonhomme et la Bonne Femme » existe sous trois versions différentes.
En 1929 et en 1930, Mme Bolduc collabore à au moins 56 enregistrements, de façon anonyme dans la plupart des cas, avec des artistes tels que Juliette Béliveau, Eugène Daignault, Ovila Légaré, Alfred Montmarquette et Adélard St-Jean. Dans ces séances d'enregistrement, elle chante, vocalise (turlute), joue de l'harmonica ou de la guimbarde. On peut entendre La Bolduc accompagnée de l'accordéoniste Montmarquette dans le « Reel comique » et la « Fantaisie écossaise » et avec le chanteur folklorique accompli qu'était Ovila Légaré dans l'enregistrement de septembre 1930 de « La Bastringue », ainsi que dans d'autres chansons.
Certains des premiers enregistrements de La Bolduc sont des danses traditionnelles instrumentales jouées au violon ou à l'harmonica. Parmi ces premières pièces instrumentales, on relève les reels « La Gaspésienne » et « Gendre et Belle-mère ». Les chansons de Mme Bolduc sont aussi publiées sous forme de musique en feuille. Au début, les feuilles de musique se vendent au prix de quatre pour un dollar, mais dès la fin de 1931 le prix monte à trois pour un dollar. Elle enregistre surtout des chansons comiques dont elle compose les paroles qu'elle met ensuite sur ses propres arrangements d'airs folkloriques ou d'autres mélodies populaires. Elle s'accompagne à l'harmonica entre les couplets. Ses disques sont surtout connus pour les « turlutes » (vocalisations sans signification), qui deviennent sa marque de commerce.
Mary Bolduc chante en français (avec, à l'occasion, des insertions en anglais) et ses disques visent le marché francophone. Son auditoire se compose des francophones des régions rurales et des petites villes aux valeurs traditionnelles -- des servantes comme « la cuisinière », des travailleurs d'usine, des ouvriers et des chômeurs. Son cercle d'admirateurs déborde les frontières du Québec. Elle compte de nombreux admirateurs parmi les Canadiens français de l'Ontario et du Manitoba et les gens se rappellent les enregistrements traditionnels que faisaient jouer leurs parents et leurs grands-parents à la maison. Elle connaît aussi du succès auprès des francophones vivant aux États-Unis, où ses disques sont distribués par Columbia.
Mary Bolduc compte parmi les nombreux artistes folkloriques francophones, hommes et femmes, qui doivent leurs succès à l'enregistrement de musiques traditionnelles. Cette tendance trouve sa contrepartie dans le monde musical anglophone dans des ballades comme « Wreck of the Number Nine », enregistrée par Vernon Dalhart, qui demeure sur la liste des plus grands succès de vente de 1928 à 1930. Le public anglophone de l'époque achète également des chansons gaies telles que l'enregistrement de Dalhart de la chanson à boire « The Little Brown Jug » que Mme Bolduc emprunte pour créer sa chanson « Les Cinq Jumelles » sur les quintuplées Dionne. Cependant, le Canadian Music Trades Journal n'inclut pas les succès de vente de Mme Bolduc dans sa liste de 1930 et les revues musicales comme La Lyre et Le Canada musical se concentrent sur la haute culture, ignorant La Bolduc malgré sa popularité. La fille de Mary Bolduc, Denise, commence à accompagner sa mère au piano vers 1935 et devient une figure familière dans les studios de Compo. Une autre de ses filles, Lucienne, enregistre la chanson « L'Enfant volé ». On peut aussi entendre les voix des enfants Bolduc sur plusieurs enregistrements, y compris des chansons de Noël et du Jour de l'an. Sur tous les enregistrements qui mentionnent sa participation, Mary utilise son nom de femme mariée, Madame Édouard Bolduc, comme le voulait la coutume. Ce titre honorifique ajoute de la respectabilité à ses disques comiques que l'élite québécoise considère comme communs et vulgaires. En juillet 1932, le marché du disque s'effondre par suite de l'intensification de la crise économique. La production de Starr dégringole de quelque 116 disques en 1930 à moins de 10 en 1933. La radio et le film parlant livrent une dure concurrence à l'industrie du disque pour les précieux sous des clients. La Bolduc est l'une des rares artistes de Starr à réussir au cours de la Crise économique : c'est d'ailleurs grâce à elle, dans une large mesure, que la compagnie survit. Toutefois, ses ventes de disques déclinent après 1932. Ses chansons se ressemblent trop et résistent au jazz et à la musique populaire à la mode. Mme Bolduc ne peut pas ou ne veut pas se départir de la formule qu'elle s'est donnée. En 1930, La Bolduc enregistre 18 disques sur deux faces (36 chansons). L'année suivante, elle en produit 10 autres (20 chansons). En 1935, alors que la Crise économique écrase les compagnies de disques, elle ne fait qu'un seul enregistrement. Elle produit quatre enregistrements sur deux faces en 1936, mais ne réalise aucun disque en 1937 et en 1938, en partie en raison de la maladie. Elle fait ses deux derniers disques en 1939, y compris son anecdote autobiographique « Les Souffrances de mon accident » (d'abord intitulée « Les Avocats »), toujours dans la veine musicale qui lui avait assuré la notoriété. On lui attribue également huit chansons inédites, dont plusieurs portant sur l'actualité.
Malgré la durée relativement courte de sa carrière professionnelle, La Bolduc semble avoir rattrapé le temps perdu de façon posthume. En effet, elle est passée à la légende et ses chansons continuent d'inspirer les jeunes musiciens québécois à la recherche de leurs racines. Sans doute que Mary Bolduc serait étonnée d'apprendre que ses enregistrements traditionnels continuent d'être reproduits 60 ans après sa mort grâce à la technologie numérique. RéférencesMadame Édouard Bolduc (Mary Rose Anne Travers), folkloriste et chansonnière (1894-1941) |