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Julius Grey ou l'éloge de la liberté |
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par Frédéric Denoncourt , journaliste |  |
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Me Julius Grey. Photo : Gunther Gamper. |  |
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Dans le cadre d'une série d'articles sur les grandes personnalités qui ont fait avancer la cause de la tolérance au Canada, Tolerance.ca® présente Julius Grey, avocat montréalais réputé, professeur de droit à l'Université McGill, homme de combat et de conviction.
C'est en Pologne, un des pays ayant le plus souffert de la Deuxième Guerre mondiale et des exactions nazies, que naît Julius Grey en 1948. Les circonstances de la vie font en sorte qu'il brise tôt avec son pays d'origine, ses parents, de religion juive, prenant la décision d'immigrer au Canada en 1957 afin d'assurer un avenir paisible à la famille. Il faut dire que, dans cette Pologne encore meurtrie, le spectre de la Shoah plane toujours dans les esprits. Mais Grey n'est encore qu'un enfant et, de ces brèves années passées dans la patrie de Chopin, il dit ne garder que de bons souvenirs, conservant un lien affectif très fort envers sa culture d'origine.
À la défense des faibles
Il n'empêche que l'immersion dans un nouvel univers culturel se fait rarement sans heurts. Ainsi, dès son arrivée dans son pays d'adoption, à l'âge de 9 ans, Grey est confronté à l'adversité. Étranger débarquant en pays inconnu, ne parlant pas la langue de ses camarades de classe, il fait les frais de leurs quolibets et découvre rapidement le sens du mot marginalité. Cette expérience est, de son propre aveu, déterminante. Il se rend compte dès lors de l'importance, sinon de la nécessité de « prendre le parti de celui qui tombe » comme il aime à dire. « Il faut défendre les faibles, ceux qui sont défavorisés, qui possèdent moins. Notre société s'acharne sur les gens qui perdent ou qui font une erreur. Nous devrions revaloriser l'idée de pardon qu'on est en voie d'oublier et permettre aux gens de s'exprimer plus librement, sans risques de sanction », lance le réputé juriste rencontré à ses bureaux de la rue Peel à Montréal.
Cette philosophie de l'empathie et du pardon envers les faibles, Grey la puise aussi à une autre source : la littérature. Lecteur assidu, sinon boulimique depuis ses années de jeunesse, il voue une grande admiration aux hommes de lettres du XIXe siècle surtout, cette période de grands bouleversements sociaux économiques marquée au sceau du paupérisme. L'avocat est très tôt frappé par la force évocatrice des fresques historiques peintes par les Dickens, Zola, Hugo, Balzac et Tolstoï, en particulier. C'est cette capacité à saisir et exprimer les grands problèmes de notre temps que possèdent ces auteurs qui fascine encore et toujours l'homme de loi. « J'admire aussi les philosophes Platon, Aristote, Kant et, aussi surprenant que cela puisse paraître, Marx. Il fut très important. Ces quatre penseurs ont réussi, chacun de façon bien incomplète, soit, à bâtir un système pour comprendre notre monde », continue-t-il.
Sa passion pour les lettres et la culture est telle qu'elle le pousse à hésiter entre la voie de l'écriture et celle du droit lorsque vient le temps des études supérieures. Incapable de se résoudre à être condamné à théoriser sur le sort du monde, il opte pour le droit. « J'avais surtout le goût d'être dans l'action, d'agir pour changer les choses » dit-il simplement.
Et, dans l'esprit de Grey, changer les choses rime depuis toujours avec la protection des acquis sociaux et la défense des droits et libertés fondamentales. Devant la menace croissante que fait planer notre société sur ces grandes conquêtes, le juriste se fait fort de rappeler que l'héritage du Siècle des lumières est toujours fragile, que la lutte pour la démocratie et la liberté ne peut souffrir d'aucun relâchement. Souvent l'aura-t-on vu prendre le parti de simples citoyens et de minorités dans leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits, et cela sans égard à leur religion ou à leur appartenance ethnique ou sociale.
« Pour Julius tous sont égaux devant la loi. Il ne peut tolérer cette petite mentalité qu'affichent certains dans l'application de la loi. Il est pour la justice sociale dans le sens le plus profond du terme », soutient Diana Nicholson qui le connaît depuis une dizaine d'années.
L'homme de plusieurs combats
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Me Julius Grey. Photo : Gunther Gamper. |
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Ne craignant pas la controverse, Grey n'hésite pas à défendre des causes impopulaires ou même inusitées, rappelant qu'un État de droit se doit de tolérer une pluralité d'opinions et de positions, parfois marginales, même si la majorité peut s'en trouver choquée. Ainsi on l'aura vu défendre avec acharnement le droit d'une dame à aménager avec son chat dans son appartement. « C'était une vieille dame isolée, sans famille, qui n'avait que son chat. Il a fait témoigner une centaine d'experts, et il a gagné! » ajoute Mme Nicholson. Il y a quelques années, il a également défendu le droit d'un jeune sikh de porter le kirpan à l'école, ce poignard qui se veut un important symbole religieux pour cette communauté très dévote. Grey proposa de garder le poignard soigneusement enrubanné afin d'éviter tout danger. Il a aussi convaincu la ville d'Outremont de tolérer l'érouv, ce mince fil déployé à cinq mètres du sol, élargissant symboliquement l'espace privé pour les juifs hassidiques, ce qui leur permet de vaquer à leurs occupations le jour du sabbat. « Je me suis aussi battu contre la peine de mort et l'extradition. J'ai porté la cause des francophones dans la fonction publique », renchérit l'avocat.
« Il défend aussi la flexibilité du modèle canadien par comparaison avec le modèle français dans le dossier du foulard islamique. Mais Grey est vraiment un défenseur des droits, il n'a pas du tout l'esprit communautariste. Pour lui, il faut défendre les droits comme la liberté de religion et la liberté d'expression dans la mesure où ces derniers n'empiètent pas sur les grands principes de la vie civique. Il faut de ces juristes pour nous rappeler que les droits et la liberté d'expression s'appliquent également à ceux dont on n'approuve ni les valeurs ni la forme d'expression. C'est une forme de sagesse », explique Marc Angenot de la chaire James-McGill de langue et littérature françaises.
L'État, ennemi des libertés?
Julius Grey s'est souvent opposé à l'État et à ses lois au cours des années, soucieux de protéger le simple citoyen contre ses dérives tentaculaires. Voit-il l'État comme la grande menace à nos libertés ? « En réalité je m'oppose régulièrement à l'aspect politique de l'État, pas à l'aspect économique. Ce que je trouve triste c'est qu'aujourd'hui l'État semble abdiquer son rôle que je considère essentiel en matière économique, qui est la redistribution des ressources. Par ailleurs, l'État semble maintenant prendre une position de répression face aux libertés alors que ça devrait être le contraire. L'État doit être plus actif. Pour moi il n'y a pratiquement pas de limite à la liberté d'expression ou de religion, par exemple. »
Le discours sur l'insécurité et la menace terroriste en vogue depuis quelques années fait craindre le pire au juriste qui y voit l'alibi à un empiètement toujours croissant sur les libertés. « Notre société est de plus en plus imbue de cette rectitude complètement injustifiée. Ce qui me fait le plus peur et qui me rend très inquiet aujourd'hui c'est la possibilité que notre société, avec son sens de la suffisance, adopte une loi obligeant toute personne qui perçoit une violation de la loi à la rapporter. Ce serait la pire des choses, une véritable catastrophe. On pourrait aboutir à une société de délation dans le cadre d'une démocratie libérale… On rejoindrait la Stasi est-allemande par d'autres moyens. »
Une pensée libre
Farouchement indépendant d'esprit, fuyant les carcans idéologiques comme la peste, Grey ne craint pas de prendre le contre-pied des opinions dominantes. Se méfiant du concept de multiculturalisme dont plusieurs chantent les louanges, adversaire avoué d'une rectitude politique de plus en plus envahissante (qui est en voie de nuire sérieusement au débat public en forçant les gens à se taire par crainte d'être pointés du doigt par un groupe dont la sensibilité serait atteinte) Grey prône avec ferveur la liberté d'expression et le libre débat. « Sans être toujours mauvais, le consensus est généralement dangereux, piégé. Il est une façon de dire aux gens qu'ils doivent se rallier à l'opinion majoritaire sinon ils dérangent. Il faut donc s'en méfier », avertit-il.
Et ce goût pour le débat social ne date pas d'hier, rappelle Marc Angenot, qui se souvient que Julius Grey était très actif au sein du mouvement de contestation étudiante de la fin des années 60 à l'Université McGill, réclamant une démocratisation de l'institution et la participation des étudiants au processus décisionnel. « J'étais alors jeune professeur et Grey était de ceux qui donnaient du fil à retordre à l'administration de l'université. Il a fait changer les choses et a gagné le respect de ceux qui allaient devenir ses collègues car il avait cet esprit philosophique et juridique qui faisait qu'il n'était pas, comme d'autres, une sorte de gauchiste agité. »
Les deux hommes n'apprendront toutefois à se connaître vraiment qu'à la fin des années 90, poursuit Angenot. « Il a aussi un vif esprit de débat et de discussion. Ce qui nous a rapprochés c'est son extraordinaire passion intellectuelle, son goût de la musique, sa connaissance des littératures modernes qui est vraiment sidérante. Il ferait un excellent professeur de littérature. Sa culture et sa connaissances des arts et de la musique font de lui, ce qui est tout à fait rare dans un monde très spécialisé, quelqu'un possédant aussi un esprit littéraire, esthétique et philosophique. Sa pensée n'est donc pas étroitement fondée sur les principes juridiques, elle englobe plusieurs aspects. »
Polyglotte (outre le français et l'anglais, il parle couramment le russe, le polonais et l'allemand, et possède de solides bases en grec et latin), Grey se réjouit de vivre dans une ville bilingue (de fait) et multiculturelle. Ce qui ne l'empêche pas d'être méfiant à l'égard de la notion d'identité, qu'elle soit ethnique, culturelle, sociale ou religieuse (juif, il soutient que la religion n'a jamais joué un rôle important dans sa vie), risquant de diviser les gens et de limiter la liberté.
Il plaide plutôt en faveur de cette identité singulière, propre à chaque individu, qui lui permet d'affirmer sa liberté au regard de tout groupe. Cette identité c'est celle « qui vient de l'intérieur, celle morale ou intellectuelle, et non pas celle associée à un groupe », a-t-il déjà dit. « L'appartenance à un groupe est ce qui ferme l'esprit des gens. Parfois ils font des choses au nom de la position du groupe sans réfléchir, c'est cela qui peut mener à l'intolérance et à l'injustice », poursuit-il. Pour Grey, chacun a le droit fondamental de rompre avec son milieu d'origine pour affirmer sa liberté et son autonomie, sans encourir de reproches ou être jugé d'infidèle, sinon de traître. « Un des grands mérites des sociétés occidentales, en comparaison avec d'autres, est cette liberté presque totale qu'elle permet dans la pensée, même si dans l'action cette liberté doit être limitée ».
Le sens de la justice
Juif issu d'un milieu favorisé, habitant le cossu arrondissement de Westmount identifié à la riche communauté anglophone, Grey n'en appuie pas moins le Nouveau Parti démocratique, un parti qui n'est pas reconnu pour défendre les intérêts des privilégiés, et collabore à la Ligue des droits et libertés. On l'a aussi vu dénoncer avec vigueur les positions des ultrafédéralistes, pour la plupart des anglophones, qui accusaient vertement les législations sur la langue française. Homme cultivant le paradoxe ? « Non répond-il, un homme qui cherche avant tout la voie du milieu, celle de la modération, meilleure garante de l'équilibre. J'agis pour les francophones ou les anglophones dans un dossier sans nécessairement m'identifier comme membre de l'un ou l'autre groupe. Ce qui fait que je peux toujours voir l'autre côté de la médaille », précise Me Grey.
« Il a un incroyable sens de la justice. Il voit toujours les deux côtés de l'argumentation si ce n'est trois ou quatre ! C'est pourquoi il est un si dangereux adversaire, car il peut percevoir ce vous allez dire », corrobore Mme Nicholson.
Selon M. Angenot, le grand mérite de Me Grey est d'avoir participé à tous les grands débats sociaux depuis trente ans. « Il l'a fait avec conviction, force argumentative et volonté du dialogue. Je crois qu'il a acquis au Canada non pas seulement l'image d'un juriste de premier plan, mais aussi d'un citoyen nuancé politiquement mais capable de faire preuve de fermeté. C'est un homme de tolérance et de droit. Il n'a, à titre privé, aucune espèce de sympathie pour les fanatismes religieux, l'extrémisme politique ou les bars de danseuses! Mais il a cette capacité fondamentale de comprendre que la vie en société implique des règles. Cet homme est vraiment tombé dans la potion magique de liberté et de l'égalité », continue Angenot.
D'où vient-elle cette passion pour les libertés et la justice qui anime Julius Grey? « Je crois qu'elle vient de sa jeunesse en Pologne. Sa famille était immigrante, il y avait beaucoup d'injustices. Mais il était un élève doué, il aurait pu être différent en tant que personne et dire : "la vie est bonne pour moi, pourquoi devrais-je me préoccuper des autres" ? Mais il n'est pas comme ça. C'est un homme possédant un sens de l'humour merveilleux qui a cette aptitude à voir le côté ridicule de la nature humaine. Toutefois, il demeure quelqu'un de timide et il peut être difficile à connaître au départ mais, du moment où il devient à l'aise avec vous, il est un merveilleux ami. Lorsqu'il discute avec une personne, il lui demande toujours son opinion sur le sujet, il se tourne vers elle même s'il est sûrement un expert sur la question », ajoute Mme Nicholson.
Libre penseur, grand défenseur des libertés individuelles, méfiant à l'égard des attaches collectives, Julius Grey se sent néanmoins fortement lié à un groupe pour lequel il est prêt à bien des concessions quant à sa liberté : sa famille. Cet espace privé est fondamental pour l'éminent juriste, grand amateur de musique classique (son chien se nomme Vivaldi!) qui consacre également plusieurs heures à la lecture ou aux sorties au cinéma avec sa femme, Lynne-Marie Casgrain, et ses trois enfants de 21, 19 et 12 ans. « Aujourd'hui, c'est le seul groupe auquel je m'identifie », conclut-il.

Pour en savoir plus :
Publications de Julius Grey
Livre
Immigration Law in Canada, Toronto: Butterworths, 1984.
Articles et participation à des publications collectives
Bilingual Institutions in the Public Sector in Québec, Multilingual Cities and Language Policies/Villes plurilingues et politiques linguistiques, Heberts, Kjell & Turi, Joseph Abo, Akademi University, Social Science Research Unit, Publication No. 36, 1999.
Protection of Language Rights in Education in Québec, Droit et langue(s) d'enseignement/Law and Language(s) of Education, Fleine, Thomas/Nelde, Peter H. & Turi, Joseph-G. (ed,), Institut du fédèralisme Fribourg, Suisse (Helbing & Lichtenhahn) Bâle-Genève-Munich: 2001.
The Papers of Andrew Jackson, Volume V. 1821-1824, Moser, Harold D. (ed.) Journal of Southern History, Feb.1998, Vol 64, No. 1, 127.
Language and Canadian Public Law, Law, Policy and International Justice, Essays in Honour of Maxwell Cohen, William Kaplan and Donald McRae (ed.), McGill-Queen's University Press 1993 (pp. 320-362).
Equality Rights, Chapter 6 of: Human Rights Issues and Trends, Canadian Scholars' Press Inc., 1993.
Cet article fait partie d'une série de dix articles réalisée grâce à la contribution financière de

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Thanks for subscribing me as a New Member | | par janyeb le 31 mars 2007
| I heard Julius Greys' interview on a recent CBC Radio program and was pleased to hear expression of the very same concerns I've harboured in recent years. It seems as though society is being conditioned to become tattlers, just as people were during WW2 in Europe.
At times I have the feeling that the authorities' strategy is to occupy our "little minds" with these petty issues as a diversionary tactic, in the hope that we'll be too busy to notice other matters. Thanks for trying to inject some sanity!!! | | | |
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