De Vilna à l'avenue Mountain Sights : une esquisse de la bibliothèque de David Romepar Cheryl Jaffee, David Rome était une personnalité éminente des milieux culturels juifs de Montréal et francophones non juifs du Québec. L'un des fondateurs du Cercle juif de langue française dans les années 1950, regroupement des deux cultures, il a également été impliqué dans le Congrès juif canadien pendant des décennies, s'occupant plus particulièrement de ses abondantes archives. M. Rome a rédigé de nombreuses études historiques et des bibliographies; à son décès, en janvier 1996 à Montréal, une des pièces de son petit duplex de l'avenue Mountain Sights était remplie à craquer de livres reflétant ses périples intellectuels et géographiques. Né à Vilna (Vilnious, Lituanie) en 1910, il a grandi tout près à Zoslya, imprégné des effluves intellectuels de sa ville natale, qui transpirent d'ailleurs des murs de cette pièce de son duplex. L'acquisition d'ouvrages de la bibliothèque de David Rome a permis d'enrichir considérablement les collections de la Bibliothèque nationale du Canada, principalement la Collection Jacob M. Lowy, d'oeuvres hébraïques et judaïques rares. La grandeur de Vilna en tant que centre intellectuel juif a atteint son apogée sous l'autorité rabbinique de l'une des plus imposantes figures de la communauté juive de l'Europe de l'Est, Elijah ben Salomon Zalman (1720-1797), le gaon de Vilna (titre honorifique attribué à un chef de file parmi les érudits). Une discipline intellectuelle rigoureuse caractérisait ses études, et ce paradigme était d'ailleurs largement imité. Un ouvrage d'éthique, Nefesh ha-hayim (Vilna, 1837), a été écrit par Hayim ben Isaac Volozhiner, un disciple du gaon de Vilna. Rabbin et pédagogue chevronné, Hayim ben Isaac a créé le premier modèle de la yeshiva européenne, l'institution juive de haut savoir. Au 18e siècle, le hassidisme a pris son essor, s'étendant du sud-est de la Pologne au nord et à l'ouest. Facile d'accès pour les nombreux Juifs à la recherche d'une gouverne spirituelle, le hassidisme venait remettre en question l'ordre établi. Vilna est devenue le lieu central d'opposition à ce mouvement, et les adversaires s'appelaient Mitnagdim. Sefer Matsref ha-avodah (Königsberg, 1858) est un compte rendu du « Grand débat » opposant les disciples du gaon de Vilna et le chef hassidique Levi Isaac de Berditchev. Cet ouvrage serait l'oeuvre de Jacob ben Moses Bachrach (1824-1896), un rabbin dont les études avaient porté sur des sujets traditionnels et profanes, et un des premiers défenseurs du retour des Juifs en terre d'Israël. Parmi d'autres écrits sionistes naissants qui proviennent de la bibliothèque de David Rome, figure Sefer Tsevi le-khol ha-aratsot (Vilna, 1893), portant une délicate dédicace manuscrite de l'auteur Kalman Schulman. À la fin du 18e siècle et tout au long du 19e siècle, un troisième courant, la philosophie des lumières juive (haskala), prit naissance et se répandit de l'Allemagne à l'Europe de l'Est. Ce groupe, plutôt que de continuer à alimenter le long débat houleux entre les hassidim et leurs opposants, entendait guider la vaste majorité des Juifs dans le monde de la culture profane européenne par l'entremise d'une réforme dans le domaine de la culture et de l'éducation. Vilna était l'un des centres importants du mouvement haskala. En raison de la culture juive brillante et multiple qui s'épanouissait dans cette ville, elle a été connue comme la « Jérusalem de la Lituanie ».
L'un des ouvrages marquants de ce courant est la biobibliographie Toldot Rabenu Zerahyah ha-Levi (Prague, 1853) de Jacob Reifmann. L'ouvrage reflète les efforts de ce savant pour fusionner l'apprentissage traditionnel et la pensée occidentale. Ces premiers efforts en vue de transformer la nature de l'érudition juive ont isolé Jacob Reifmann de ses coreligionnaires. Parmi les livres plus récents qui s'efforçaient de dévoiler aux lecteurs les mystères du monde profane moderne, on retrouve la traduction en hébreu de Nahum Sokolov d'un ouvrage de sciences naturelles, Metsuke erets (Varsovie, 1878), et un fascinant volume de sciences naturelles présentant de récentes inventions, Sefer Kaveret Davshash (Varsovie, 1888). De nombreux ouvrages provenant des presses renommées de la famille Romm de Vilna (avec laquelle David Rome a cherché un lien généalogique insaisissable jusqu'à sa mort), sont dispersés partout dans la bibliothèque de David Rome. Une profusion de travaux de recherche d'érudits d'une époque plus récente engorgeait ce qui restait d'espace disponible, parmi des piles de journaux et des boîtes de documents. Parmi les ouvrages choisis pour faire partie de la Collection Lowy, deux trésors d'Amsterdam font bande à part : les premières éditions de la Bible en yiddish. Torah Nevi'im u-Khetuvim bi-leshon Ashkenaz, a été imprimée par Uri Phoebus en 1676-1678, et une édition rivale a été produite peu après par l'imprimerie Athias en 1679-1687. Ces Bibles comptent parmi les 20 volumes en yiddish de la bibliothèque de David Rome, et constituent deux des six ouvrages imprimés d'Amsterdam des 17e et 18e siècles.
Quelques livres de la bibliothèque de David Rome portent la marque d'atrocités de ce siècle. Il s'agit de livres de bibliothèques ou de collections particulières confisqués par les unités d'intervention spéciales de l'idéologue nazi Alfred Rosenberg. Ces livres ont été expédiés à Francfort afin de constituer l'immense bibliothèque servant à l'étude de « la question juive », et aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, ils ont été transférés par les forces d'occupation américaines dans un entrepôt près d'Offenbach. Ils portent l'inscription « ARCHIVAL DEPOT OFFENBACH A.M. ». L'historienne Lucy S. Dawidowicz s'exprime ainsi à leur propos : « L'odeur de la mort émane de ces centaines et milliers de livres et objets religieux... survivants muets de leurs propriétaires assassinés 1. » À l'opposé, les traités du Talmud de Shanghai, imprimés en Chine entre 1942 et 1946 à l'intention des étudiants et enseignants réfugiés de la yeshiva, symbolisent l'essence humaine à jamais indestructible et qui s'adapte constamment. La Collection Lowy s'est enrichie de 22 traités de ce Talmud, cousus grossièrement en des reliures de temps de guerre, en provenance de la bibliothèque de David Rome. Cette bibliothèque recelait certaines grandes surprises. Parmi les oeuvres hébraïques et judaïques se trouvait un superbe exemplaire des oeuvres de Lactantius dans une reliure de vélin bruni. Imprimé par l'imprimerie vénitienne Aldus en 1515, il semblait avoir traversé les siècles indemne. Le vieil adage selon lequel les livres, comme les hommes, suivent leur propre destin, prenait ici toute sa force.
M. Rome était un homme complexe. Vilna était présente dans tous les aspects de sa vie, et sa bibliothèque représentait l'écrin où conserver tant les joyaux que les reliques fragiles de l'Europe yiddish. Pourtant, le Nouveau Monde, qui avait su le captiver, occupait une grande partie de cette pièce remplie à ras bord. Pendant des décennies un bibliographe d'ouvrages juifs canadiens, M. Rome était également un pionnier qui s'est aventuré dans les méandres de la culture canadienne-française, et cet intérêt se reflétait dans son choix de livres. Le fonds de documents canadiens en anglais, français, yiddish et hébreu de la Bibliothèque nationale a pris de l'ampleur, tout comme la Collection Jacob M. Lowy d'oeuvres hébraïques et judaïques rares, grâce aux efforts et aux réalisations de David Rome. Pour plus de renseignements au sujet de la Collection Lowy, communiquer avec : Cheryl Jaffee Note 1 Lucy S. Dawidowicz, From That Time and Place: A Memoir 1938-1947 (New York: London: W.W. Norton, 1989), p. 316. Dans ce livre, Mme Dawidowicz relate son expérience à l'institut YIVO à Vilna, et l'histoire étonnante de sa bibliothèque réputée, qui a été pillée, dont le contenu a été dispersé puis rassemblé, et la bibliothèque reconstruite. |