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Glenn Gould, peintre d'images avec des motspar Joan Hebb Droit d'auteur/Source Prologue extrait de « The Idea of North » de Glenn Gould1 1. SCHROEDER : J'ai été fasciné par le pays lui-même. À la fin de septembre, je me suis rendu plus au nord en prenant l'avion de Churchill à Coral Harbour situé sur l'île Southampton. La neige avait commencé à tomber et le terrain en était partiellement recouvert. Les bords de certains des lacs étaient déjà gelés, mais au centre on pouvait toujours voir l'incroyable transparence de l'eau. Lorsqu'on survole ce pays, on peut distinguer les diverses teintes de vert de l'eau et apercevoir le fond des lacs, et cela a été pour moi une expérience absolument passionnante. Je me souviens que, lorsque j'étais dans la cabine de pilotage, je passais tout mon temps à regarder dehors et de gauche à droite; je pouvais voir les bancs de glace flottant sur la baie d'Hudson et je cherchais constamment à repérer un ours polaire ou des phoques, mais, malheureusement, il n'y en avait pas. SCHROEDER : 1. Et lorsque nous survolions la côte est de la baie d'Hudson, ce pays tellement plat VALLEE : 2. Je n'accepte pas cela, laissez-moi le dire. S : 1. me faisait un peu peur, car il paraissait sans limite. V : 2. Encore une fois, je n'accepte pas du tout cet attrait du Nord. S : 1. Notre vol ne semblait nous mener nulle part, et plus nous remontions vers le Nord, V : Je ne critique pas les personnes qui prétendent qu'elles veulent aller plus loin et S : 1. plus le paysage devenait monotone. Partout de la neige et rien d'autre V : 2. vers le Nord, mais je considère comme un jeu cet attrait du Nord. Les gens disent : « Eh bien, S : 1. et, à notre droite, les eaux de la baie d'Hudson. V : 2. n'êtes-vous jamais allé au pôle Nord? » S : 1. ... C'était l'impression que j'avais V : 2. « Et, mon Dieu, j'ai voyagé pendant 22 jours en traîneau à chiens » S : 1. pendant l'hiver, mais j'ai également survolé le pays V : 2. et il y a un autre gars qui me répond : « Eh bien, moi, j'en ai fait un de 30 jours. » S : 1. au printemps et en été, et j'ai trouvé cela très intéressant; V : 2. Vous savez, c'est assez enfantin. Ils se considéraient peut-être PHILLIPS : 3. Puis, pendant onze autres années, j'ai servi le Nord en occupant diverses fonctions. S : 1. parce que je pouvais alors voir le tracé V : 2. comme plus sceptiques... (fondu) P : 3. Bien sûr, le Nord a profondément changé ma vie; il m'est impossible d'imaginer S : 1. des lacs et des cours d'eau et, dans la toundra, P : 3. quelqu'un qui a été en contact avec le Nord -- que l'on ait vécu là tout le temps S : 1. d'énormes étendues de sol moussu ou de roches -- P : 3. ou qu'on l'ait parcouru simplement, mois après mois, année après année -- S : 1. d'en haut, il est pratiquement impossible de repérer la moindre végétation... (fondu) V : 2. ... plus sceptiques à l'égard de ce qu'offrent les médias de masse -- (fondu) P : 3. il m'est impossible d'imaginer qu'une telle personne demeure vraiment indifférente au Nord. V : 2. Et cela continue ainsi, P : 3. Lorsque je suis parti en 1965, du moins, lorsque j'ai quitté mon emploi là-bas, ce n'était pas parce que V : 2. comme s'il y avait un mérite quelconque à être dans le Nord, comme si c'était une marque de vertu, P : 3. j'étais las du Nord, parce que je trouvais qu'il ne présentait plus d'intérêt, V : 2. où une marque spéciale de qualité d'avoir été P : 3. ou quoi que ce soit d'approchant; cela m'intéressait toujours autant. V : 2. avec des primitifs : Vous savez, qu'est-ce que P : 3. Je suis parti parce que je suis fonctionnaire, (début du fondu) S : 1. C'est extrêmement difficile V : 2. cela a de spécial? (début du fondu) et donc P : 3. on m'a demandé de prendre un autre emploi lié à la lutte S : 1. à décrire. C'était la solitude complète, c'est très vrai V : 2. je crois que je serais plus intéressé maintenant au lac Baker, P : 3. contre la pauvreté -- (fondu enchaîné) S : et je savais très bien que je n'avais nulle part où aller V : s'il est effectivement en train de subir un profond changement -- (fondu enchaîné) SCHROEDER : 1. sauf pendant un mille ou deux, lorsqu'on marchait. Je songe toujours aux longues nuits d'été, lorsque la neige avait fondu, que la surface des lacs était libre et que les oies et les canards commençaient à s'envoler vers le nord. Au cours de cette période, le soleil se couchait mais, lorsque ses dernières lueurs s'attardaient encore dans le ciel, je regardais en direction d'un de ces lacs et je suivais des yeux ces canards et ces oies volant paisiblement dans le ciel ou posés sur l'eau, et j'avais l'impression de faire presque partie de ce pays, partie de ce cadre paisible, et j'aurais voulu que cela dure toujours. C'est en entendant ces paroles pour la première fois que j'ai commencé à m'intéresser à Glenn Gould, cet artiste qui peignait des images avec des mots. Mon imagination s'enflamma en entendant cette « sonate à trois » présentée dans « The Idea of North » [L'Idée du Nord], le premier grand drame documentaire de Gould pour la radio. Mon oreille fut séduite par la polyphonie des sons -- celle de la voix unique au rythme et à l'intonation étranges, suivie par une seconde voix qui s'intégrait à la même bande sonore, puis par une troisième; et je me sentis l'esprit stimulé par les contradictions apparentes, par le contrepoint des mots et des idées. Mais c'est surtout ma vision intérieure qui devait éprouver tout le poids de ce merveilleux assaut et je me vis moi-même transportée dans un paysage calme et infini, dans lequel les formes et les couleurs que je croyais comprendre prenaient un sens nouveau, où il était possible d'être à la fois fasciné et effrayé, où le sentiment de solitude et de vulnérabilité pouvait être à un moment écrasant pour s'effacer l'instant d'après sous l'effet apaisant de l'aube où le lavis léger d'une lumière rose caressait une hauteur lointaine alors que dans le ciel retentissait l'appel des oies. Le documentaire « The Idea of North » a été diffusé pour la première fois par la CBC en 1967. Il a été suivi par « The Latecomers » [Les Retardataires] en 1969 et « The Quiet in the Land » [Le Calme de la terre] en 1977. Les trois documentaires constituent ce que Gould devait plus tard appeler sa Solitude Trilogy [Trilogie de la solitude] et étaient « aussi proches d'un texte autobiographique qu'il n'avait jamais l'intention de laisser à la radio2 ». Comme ces émissions sont elles-mêmes le produit de conversations imaginaires entre des voix individuelles qui se fondent en une seule -- celle de Gould -- je me suis sentie forcée de leur répondre avec ma propre voix afin de créer un dialogue entre moi-même et leur chorégraphe grâce au seul moyen dont je disposais, une forme quelconque d'expression visuelle qui traduirait les images s'imposant avec tant de force à ma vision intérieure. Gould a dit que « l'oreille interne de l'imagination est un stimulus bien plus puissant que l'observation extérieure la plus poussée3 ». On pourrait en dire autant de la vision intérieure. Pour Gould, le lieu commun le plus éculé de la radio était que « celle-ci comporte un très fort élément visuel4 ». « Je laisse la radio en marche lorsque je dors ... Les bulletins de nouvelles deviennent ainsi les sujets de mes rêves5. » La principale préoccupation qui l'animait lorsqu'il travaillait pour la radio était le son : « Sur le plan audio, les idées ont tendance à se présenter spontanément et il est donc inévitable que je conçoive mes documentaires en fonction des capacités sonores qu'ils offrent6. » Gould considérait la matière première qu'il utilisait comme un compositeur le ferait de ses notes musicales : « À mon avis, le traitement de la voix humaine en tant qu'élément de la texture du texte devrait toujours être abordé dans une perspective musicale7. » En fait, lorsqu'il montait des documentaires en studio, Gould composait le jeu des voix humaines comme s'il s'agissait d'instruments musicaux, et il utilisait un crayon feutre comme une baguette de chef d'orchestre. « Il était aussi parfaitement conscient de l'effet extramusical : il fallait que le tout forme un ensemble intégré dans lequel la texture, la tapisserie tissée par les mots eux-mêmes, différencierait les personnages et créerait au sein du documentaire des liens comme il en existe dans les œuvres dramatiques8. » En tant qu'artiste multimédia, il synthétisait d'ailleurs une multitude de disciplines dans son œuvre avec lesquelles il tissait une riche tapisserie qu'il déployait sur le cadre architectural de son sujet. « Il y a quelque part [dans la Solitude Triology], je crois, un magnifique essai visuel à créer, mais je ne suis pas absolument certain d'être suffisamment visuel pour le tenter9. » Que Gould ait envisagé, même brièvement, de faire une vidéo de cette trilogie montre combien il s'intéressait aux possibilités visuelles du scénario, possibilités qui avaient presque certainement leur source dans sa propre imagination. « L'homme qui vit dans un monde aural vit au centre d'une sphère de communications et il est bombardé simultanément de tous les côtés par des données sensorielles10. » Semblable à une fugue de Bach, l'esprit de Gould était perpétuellement en mouvement, comme toutes ses créations en témoignent. Il était « poussé par le besoin obsessif de demeurer actif sur le plan des textures11 » et ce déluge de stimulus simultanés m'empêchait de transcrire sur un carnet de croquis les images qui assaillaient ma vision intérieure. Gould considérait que : « Si vous voulez captiver [votre public] ... il faut maintenir tous les éléments dans un état de flux, d'interaction, d'agitation nerveuse au sens non médical du terme, naturellement, afin d'être soutenu par la structure... Il me paraît terriblement important d'encourager le type d'auditeur qui ne pense pas en fonction de priorités, et un des moyens de le faire est d'utiliser un collage ... d'entendre une seule voix tout en percevant les messages simultanés et distincts qu'elle transmet12. » Collage, vraiment! Un collage est une œuvre fondée sur l'utilisation de matériaux trouvés qu'on isole de leur source et qu'on combine à nouveau pour créer des formes et des images nouvelles qui sont souvent sans lien avec leurs origines. Tous les documentaires radiophoniques de Gould sont des collages ou des montages de sons et d'idées. Ils correspondent presque parfaitement à la méthode de montage cinématographique, qui consiste à juxtaposer ou à superposer plusieurs prises de vues pour former une seule image. « L'effet [de la superposition de deux voix ou plus] est analogue au contrepoint musical et requiert le même degré d'attention qu'une caméra à prise de vue composite exige de l'œil13. » La difficulté, à mon sens, était de savoir comment ressaisir et recréer cette image unique, à la fois multidimensionnelle et holistique, sous une forme nouvelle. Gould avait fait quelque chose de semblable lorsqu'il avait réalisé ses documentaires en enregistrant les interviews puis en assurant le montage sonore des diverses voix et en les mixant à nouveau afin de créer un tout original. Il fallait que je crée un pont entre ma vision intérieure et extérieure de manière à pouvoir transcrire sur le papier les images que je portais en moi en leur faisant subir une sorte de métamorphose, tout en conservant le mystère et le message de l'impression auditive originale. Mon carnet de croquis n'était pas l'instrument qui convenait pour cela. Mais des photographies de magazines m'ont fourni des images disparates qui, une fois dissociées de leur contexte original et regroupées avec d'autres images sans lien avec elles, m'ont permis, d'effectuer la transformation recherchée par le jeu de la mémoire et des associations. Lorsqu'on passe du langage verbal au langage visuel, on renonce à certains éléments en échange d'autres qu'il devient alors possible d'exprimer. Chaque langage est différent. Chacun est porteur d'une certaine gamme d'expressions. Je n'ai pas tenté de symboliser ni d'imiter les éléments musicaux de la structure documentaire utilisée par Gould, car je ne suis pas assez musicienne pour bien les comprendre. Il existe, cependant, un courant d'échanges entre le rythme et l'harmonie dans la musique et les arts plastiques. Dans les collages, c'est la nature des éléments individuels qui, en dehors du nouveau contexte où ils sont placés, nous permet de transmettre l'information. L'effet dramatique si important dans les œuvres aurales de Gould est ainsi conservé, du moins je l'espère, par la juxtaposition ou la disposition non naturelle de ces images qui n'ont aucune relation entre elles. Lorsqu'elles réussissent, les nouvelles combinaisons provoquent un effet de tension et créent une synthèse originale, déclenchant chez le spectateur une réaction émotionnelle et intellectuelle apparentée à celle que le son provoque chez l'auditeur de Gould. Les images sont celles que j'ai créées moi-même, mais j'espère qu'elles réussissent à exprimer, comme le fait Gould, la beauté, l'insolite et l'inquiétant, et qu'elles sensibilisent le spectateur à la présence d'un territoire inexploré. Les collages n'étaient pas destinés à être des œuvres d'art; ils représentent des explorations personnelles au sens spirituel et un défi. Ce ne sont pas des illustrations. La Solitude Trilogy de Gould n'a pas besoin de renforcement visuel. Je crois que cette œuvre a une motivation intérieure et qu'elle exige du public « des réactions [qui], à cause de la solitude dans laquelle elles sont conçues, sont riches d'intuitions qui ne correspondent pas nécessairement à celles de l'interprète, du réalisateur ou des techniciens, ni ne les reflètent exactement; ce sont des intuitions qui créent un nouveau maillon dans l'enchaînement des événements... maillon qui offre la possibilité que le travail que nous faisons ici ne prend pas nécessairement fin au moment où l'on sort le produit final... mais à partir de ce moment, ce sera plutôt un maillon dont l'existence aura des conséquences qu'il nous est impossible de mesurer, des ramifications que nous ne saurions quantifier, si bien qu'en fin de compte, comme un boomerang inoffensif..., les idées qui peuplent l'univers de l'auditeur imaginatif commencent à prendre une vie propre [et] pourraient fort bien revenir nous enrichir et nous inspirer14. » Lien à L'Œil intérieur, série de collages créés par Joan Hebb et inspirés par la Trilogie de la solitude de Glenn Gould. Références 1. Prologue de « The Idea of North », documentaire présenté pour la première fois à la radio par la CBC le 28 décembre 1967 (Bibliothèque nationale du Canada). 2. Extrait du projet de scénario pour « Radio as Music », émission présentée à la télévision par la CBC le 29 août 1975 (Bibliothèque nationale du Canada). 3. Extrait d'une allocution prononcée à la cérémonie de remise des diplômes au Royal Conservatory of Music, University of Toronto, en novembre 1961. 4. Extrait du projet de scénario pour « Radio as Music ». 5. Forever Young de Jonathan Cott, New York, Random House, 1977, p. 70. 6. Lettre à Whitney, 3 septembre 1971 (Bibliothèque nationale du Canada). 7. Lettre à Johnson, 5 avril 1971 (Bibliothèque nationale du Canada). 8. « Radio as Music: Glenn Gould in Conversation with John Jessop », The Canadian Music Book, printemps-été 1971, p. 14. 9. Lettre à Whitney. 10. Through the Vanishing Point de Marshall McLuhan et Harley Parker, New York, Harper and Row, 1968, p. 6. 11. Extrait des projets de scénario de « Radio as Music ». 12. « Radio as Music: Glenn Gould in Conversation with John Jessop », The Canadian Music Book, p. 21. 13. Projet de lettre à Reimer, 2 juillet 1974 (Bibliothèque nationale du Canada). 14. « What the Recording Process Means to Me » par Glenn Gould, High Fidelity Magazine, janvier 1983, p. 56-57. |