Le 30 octobre 1869
Vol. I, no 1
Table des matières
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(de la London Society.)
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Dimanche au zoo. La saison tire à sa fin, mais la journée est l'une des plus achalandées que l'on ait vues depuis le début. Tout le monde est là, mais cela ne veut pas tout dire. Il y a aussi toutes les autres personnes qu'il faut pour donner contenance à ces gens et les empêcher de se regarder les uns les autres tels des idiots. Il y a même un prince royal et une princesse royale et ces illustres personnages donnent même l'impression d'être contents d'y être, puisque personne ne les ennuie de leurs attentions indiscrètes.
La journée est l'une des plus belles et des plus achalandées de la saison, et le premier aspect justifie amplement le deuxième, si je puis dire. Il est vrai qu'il semble avoir influencé les tenues vestimentaires, qui sont plus légères et plus désinvoltes que jamais, dans le cas des dames en tout cas, et quelles jolies coiffures ces mêmes dames affichent! Les coiffures semblent avoir atteint leur apogée au zoo; allez n'importe où par la suite et vous remarquerez toujours un déclin.
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Évidemment, il n'y a rien à faire au zoo une fois que vous êtes allé voir certains de vos animaux préférés. Il y en a toujours quelques-uns qui sont en vogue que vous " devez " absolument voir. Votre devoir accompli, vous devez ensuite tenter de trouver des chaises, une agréable recherche qui peut très bien durer une heure. Comme chacun essaie d'avoir une chaise, j'imagine que certains n'ayant pu réussir à s'en procurer une se contentent de marcher ici et là; et c'est une bonne chose que quelqu'un s'avise de se dégourdir, sinon les places assises seraient d'autant plus ennuyeuses.
Un gentilhomme d'un âgé avancé, sur lequel je veux attirer votre attention, cherche des places assises depuis son arrivée au zoo. Il n'a pas envisagé sa quête comme une forme d'amusement de circonstances, comme d'autres plus philosophes l'auraient fait, de sorte que la difficulté l'a mis hors de lui. Il a enfin réussi à surmonter l'obstacle et le voilà qui s'amène sur le gazon, une chaise dans chaque main, et il exprime sa satisfaction en rejoignant les deux dames qui l'accompagnent jusqu'à ce qu'il constate que l'une d'elles s'est déjà trouvé une chaise. Puisqu'il est maintenant épargné de devoir rester debout, vous croiriez qu'il pourrait commencer à se montrer aimable. Mais ce n'est pas le cas. Il a horreur de l'endroit et des gens qui s'y trouvent et il déclare ne pas devoir s'en cacher. Il ne peut imaginer une manière plus exécrable de passer un après-midi et il fait entendre son mécontentement à la ronde. L'homme est corpulent et rougeaud, habillé scrupuleusement de noir, hormis une cravate blanche d'une époque révolue, et porte sur la poitrine une broche montée d'un énorme diamant qui " suffirait à acheter la moitié de Northumberlee ", si la moitié de Northumberlee était à vendre. Sa corpulence et son teint rosé sont tout à son honneur. Ni l'un ni l'autre ne sont trop prononcés et l'on trouve entre les deux l'équilibre harmonieux qui évoque la prospérité et l'apoplexie, ce que l'on se réjouit toujours de voir chez un gentilhomme âgé.
Des deux dames présentes, l'une est manifestement son épouse et l'autre, sa fille.
Sa femme est grande, imposante et réservée; vêtue avec une élégance dépourvue de gaieté, semblable à celle de nombreuses personnes raffinées de son âge que l'on peut rencontrer dans les salons exclusifs de Madame Tussaud - des personnes dont les manières attestent de beaucoup plus que la tranquillité qui marque la classe de Vere de Vere; car elles sont si peu affectées par les vulgaires émotions qu'une simple inclinaison de la tête ou qu'un mouvement hautain de cet appendice fixé sur leurs épaules aristocratiques sont les seuls signes qu'elles daignent concéder pour confirmer leur intérêt pour leurs semblables. La dame en question s'est manifestement modelée à l'image de ces élégantes dames. Vous pouvez constater d'un seul coup d'œil que ses idées des bonnes manières sont entièrement de nature négative; et sans surprendre les conversations familiales, vous pouvez être sûr qu'elle n'hésite pas à défendre à sa fille de faire ceci ou cela, parce que les gens bien ne font jamais ce genre de chose, tout en négligeant, bien sûr, d'ajouter ce que les gens bien font faire, et de quelle manière la nature de leurs activités diffère de celle des activités des petites gens.
Sa fille, ah! sa fille est bien différente. Vous avez entendu certaines choses sur son compte dans les critiques ingénues de M. Shorncliffe; car - il ne faut pas en faire un mystère - elle est bel et bien l'enchanteresse du bal des Plunger. M. Shorncliffe, avec tout l'enthousiasme et la verve qui le caractérisent, n'a pu rendre justice à son charme qui, dans l'ensemble, fait penser à un lys ondulant, si vous pouvez imaginer un lys qui ondule, surmonté d'une abondante tignasse de cheveux châtains et dont les yeux sont de la couleur de la centaurée. Comme M. Shorncliffe l'a observé, elle a une délicate peau ivoire, mais il a omis de mentionner la teinte rosée qui brise sa monotonie. Je suis obligé d'admettre que, pour ma part, je n'ai jamais vu un lys, ondulant ou pas, revêtu de manière aussi éclatante de bleu pâle. Voilà bien Salomon dans toute sa gloire, lys compris.
Ce serait plus facile si je vous disais qui sont ces gens.
M. Surbiton est surtout connu pour avoir gagné énormément d'argent. Cela constitue une bonne réputation à avoir qui peut mener son sujet assez loin en société. Personne ne sait très bien de quelle manière il s'y est pris, à l'exception, je pense, des vieux amis et des proches de M. Surbiton; mais toujours est-il qu'il est supposé avoir commencé humblement pour finir extraordinairement, et maintenant qu'il a pris sa retraite, il ne fait plus rien du tout. Ne vous imaginez pas que les gens en général se soucient du genre d'affaires dans lequel il a fait de l'argent et que peu de personnes s'intéresseraient à la question si ce n'était de la réaction horrifiée de Mme Surbiton lorsqu'on fait allusion au fait que son mari était commerçant, ce qui fait occasionnellement rire ses amis et ce qui tend à faire revenir le sujet sur le tapis. Elle passe une bonne partie de sa vie, il me semble, à essayer de cacher ce qu'elle considère comme un déshonneur familial et, en ce qui concerne le résultat qu'elle provoque, elle pourrait tout aussi bien le crier sur tous les toits. Pour le moment, son principal objectif est d'assurer une alliance aristocratique pour sa fille. Cette jeune personne, soit dit en passant, est heureusement à l'abri des singularités de ses parents. Étant âgée d'à peine dix-sept ou dix-huit ans, elle ne peut se souvenir des circonstances familiales plus humbles qui furent les leurs, et ayant reçu une éducation à l'extérieur, elle n'est pas très touchée par ses traditions.
À peine M. et Mme Surbiton et leur fille sont-ils installés qu'un gentilhomme, un étranger, s'approche d'eux pour s'adresser au chef de famille de manière à indiquer qu'il est chargé d'une mission spéciale.
Sur ce, je me dois de les laisser pour décrire une scène qui se déroule ailleurs dans le jardin zoologique.
Harry Doncaster a déambulé deux ou trois fois le long du sentier où les marcheurs se déplacent au grand plaisir des personnes assises. Il a exécuté son manège avec une certaine impatience, ayant en tête autre chose que de se faire remarquer. Mais ses coups d'œil à droite et à gauche ne sont manifestement pas récompensés par l'apparition de quelque personne qu'il semble chercher, et après s'être mêlé à la foule sur l'herbe pendant quelques minutes, il se détourne comme s'il voulait être seul. Son humeur est carrément désagréable et il semble préoccupé à un point qui ne sied pas à l'ambiance d'amusement du jardin zoologique. Il s'assied donc sous un arbre pour s'entretenir avec lui-même - une entrevue qui s'avère très insatisfaisante, devrais-je dire, à en juger par ses froncements de sourcils et ses exclamations occasionnelles. Son dialogue se serait terminé par une violente querelle, je n'en doute point, sans la diversion causée par l'arrivée d'un étranger.
Harry Doncaster, plutôt svelte d'apparence qu'autrement, n'occupait pas entièrement le banc long de sept ou huit pieds sur lequel il avait choisi de s'installer, de sorte que l'étranger put se prévaloir de l'espace restant. Cet étranger était l'une des personnes les plus agréables que l'on puisse rencontrer. Il n'était pas gros, mais plutôt grassouillet, et avait une présence radieuse et épanouie, ce que confirmait son visage, sain et joyeux, souriant et avenant à en être attrayant. Il avait un teint sanguin et des cheveux cendrés qui rajoutaient à l'impression régnante, quoique la nature plaisante du personnage se révèle particulièrement dans ses yeux.
Harry Doncaster, quoique préoccupé, ne pouvait faire autrement que de remarquer ces caractéristiques; de sorte que, lorsque l'étranger s'est adressé à lui, il n'a pu se montrer indigné de l'intrusion et il a fait montre d'une attitude favorable.
" Ne vous souvenez-vous pas de moi, capitaine Doncaster? " de demander l'étranger.
Le capitaine Doncaster aurait pu contester la proposition. L'étranger s'empressa d'ajouter -
" Il est fort possible que vous ne vous souveniez pas; vous étiez tout jeune lorsque je vous ai connu. Je connaissais bien votre père, le défunt vicomte - j'étais, je peux l'affirmer, son ami et j'ai eu le plaisir de lui rendre service de plusieurs façons. Je le faisais avec grand plaisir, ayant le plus grand respect pour lui et sa famille. De plus, il est toujours préférable de se faire des amis que des ennemis, et chaque homme a le pouvoir de faire le bien autour de lui, si seulement il a le cœur à la bonne place. "
Harry Doncaster, charmé d'entendre de si généreux propos, a proféré de la gratitude filiale pour les services rendus à son père, sans toutefois connaître la nature de ces services, mais devinant qu'ils pouvaient être de caractère financier.
" Vous devez vous souvenez de mon nom ", a poursuivi l'obligeant voisin
- " Matthew Hardcastle. "
Harry Doncaster pensait se souvenir - sans être tout à fait sûr - très certainement - le nom lui semblait familier - il devait l'avoir entendu à la maison lorsqu'il était jeune.
" Ah! Je pensais que vous n'auriez pas oublié mon nom, tout au moins ", s'est exclamé M. Hardcastle, en échappant un plaisant petit rire; " et maintenant laissez-moi vous confier pourquoi je veux me rappeler à votre bon souvenir. Pour être franc, j'aimerais vous rendre un service. Il y a trop peu de sympathie dans ce monde entre hommes; nous devrions nous entraider davantage; la calamité du monde est l'égoïsme. "
" Mon cher monsieur ", répondit Harry Doncaster, "il est charmant de vous entendre exprimer des sentiments aussi nobles, mais je ne sais pas comment vous pourriez me rendre service. J'ai beaucoup de soucis, mais ce sont des soucis très difficiles à arranger, surtout pour un étranger… "
" Un étranger! pas du tout ", interrompit M. Hardcastle, en prenant la main de Harry qu'il serra avec chaleur, " dites plutôt un ami. Il est en mon pouvoir de vous rendre un service et, par bonheur, il s'agit d'un service qui ne met même pas à l'épreuve ma bienveillance en exigeant un sacrifice de ma part. Le service que je puis vous rendre ne m'engage à rien. Bien au contraire, je gagnerai au change en conférant à d'autres une obligation, qui n'est pas de nature financière, bien entendu. Ce que je veux dire, c'est que j'obtiendrai la gratitude éternelle de la famille d'un de mes plus vieux amis et ce paiement pour moi me suffit. Personne n'a jamais pu dire que Matt Hardcastle a fait une bonne action seulement pour de l'argent, bien que je n'en aie aucun mérite. Je ne sais pas ce que j'aurais fait si j'avais été pauvre, et nous devons toujours nous montrer charitable à l'égard des erreurs d'hommes nécessiteux. Heureusement pour moi, j'ai toujours été à l'abri de la tentation. "
" Vous m'étonnez ", dit le capitaine Doncaster, qui pensait que son nouvel ami serait certainement une personne fort géniale s'il pouvait faire quelque chose pour lui. Puis, il se souvint d'avoir lu de pareils merveilleux tours de force dans les " contes des Mille et une nuits ".
" Maintenant, permettez-moi de vous parler franchement ", a continué M. Hardcastle, " je connais votre situation actuelle, qui est des plus gênantes. Je sais que vous avez dépensé dans les dernières années beaucoup plus que ne vous permettaient vos revenus. Vous avez pris des risques, sans aucun doute justifiés, mais ces risques n'ont pas encore porté des fruits, pour le moment, et vous ne pouvez plus attendre. Je sais qu'en plus de - si je puis me permettre - dépenses personnelles quelque peu imprudentes, pardonnables de la part d'un jeune homme d'une famille appartenant à un régiment onéreux, vous avez été malchanceux aux courses et perdu un peu aux cartes. Vous avez honoré vos dettes en contractant des obligations légales. Certaines de ces obligations sont considérablement en retard et, à moins - pour répéter les paroles immortelles de notre ami Micawber - "qu'un événement fortuit ne se produise", vous pouvez vous considérer comme un homme ruiné. "
Harry était bien obligé de reconnaître qu'il s'agissait du portrait fidèle de sa situation et de ses perspectives d'avenir; tout en exprimant quelque surprise que M. Hardcastle ait pu arriver à une connaissance aussi précise de sa situation.
" Ne vous préoccupez donc pas de la manière dont j'ai pris connaissance de tout cela ", ajouta le gentilhomme avec beaucoup de cordialité, " je connais tant de choses au sujet de beaucoup de gens sans qu'ils s'en doutent. En fait, j'ai le talent particulier de rendre de petits services d'ami à des gens, quand des occasions se révèlent à moi avant la plupart des autres. À mon avis, vous n'avez qu'une solution pour vous tirer de vos difficultés et cette solution est - le mariage. "
Harry Doncaster était profondément déçu de la nature de la solution proposée. Comme s'il n'y avait jamais songé lui-même! N'est-ce pas la première idée qui vient à l'esprit de tous les dépensiers acculés au pied du mur? Harry n'admettait pas une opinion aussi méprisable, mais se contenta de dire -
" Je vous suis très reconnaissant de votre suggestion, mon cher monsieur, et je dois vous avouer que j'y ai déjà pensé auparavant. Néanmoins, j'ai toujours rejeté l'idée à cause de sa difficulté. Je ne suis pas en faveur de marier une femme que je n'aime pas, et jusqu'à présent je n'ai pas su réunir les conditions nécessaires. Lorsque j'ai aimé, ou cru aimer, une demoiselle, cette personne était toujours sans le sou, bien que plus riche que moi parce que dépourvue de dettes. D'un autre côté, les femmes suffisamment fortunées pour bien vouloir tout accepter de moi, les dettes comprises, se sont toujours révélées être des personnes détestables, d'une manière ou d'une autre, en plus d'être fastidieuses. En effet, les femmes de mon rang social ne sont pas accessibles dans les circonstances, et je n'ai jamais trouvé de femme possédant de l'argent à qui j'aurais voulu proposer le mariage. Je ne suis pas particulièrement attaché au rang, mais dans tous les rangs, j'ai toujours rencontré la même difficulté. Quant à me vendre uniquement pour satisfaire mes créanciers, je n'ai pas encore atteint ce sommet de l'héroïsme. Des deux, je préfère encore mes créanciers au genre de femme que je pourrais avoir - ils peuvent me ruiner, mais ils ne peuvent me forcer à la ruine en leur compagnie. "
" Si je pouvais vous présenter à une dame qui vous plaise à coup sûr? "
" Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur ", répliqua Harry Doncaster, résolument, et le visage rougissant, " j'ai des raisons personnelles, pour le moment, qui m'incitent à ne pas vouloir tenter l'expérience. "
" Un attachement déjà pour une autre personne, hein? Excusez-moi - je suis plus âgé que vous - de vous poser la question. La réponse est affirmative, je le vois à votre expression. Il n'y a pas de doute, c'est tout à votre honneur, ainsi que tous les sentiments que vous venez d'exprimer. Il est étrange de rencontrer des sentiments aussi louables chez un homme qui a vécu comme vous. Supposez que je pourrais vous aider à obtenir l'objet de votre choix? "
" Mon cher monsieur, je ne vous ai pas dit que j'avais le choix et je vous répète… "
" À présent, mon cher ami, ne me traitez pas en étranger, moi qui cherche seulement à vous accommoder. Est-il possible que votre choix - ou devrais-je dire votre fantaisie? - ne remonte qu'à quelques jours? "
" Je vous trouve certainement déterminé, M. Hardcastle, à en savoir autant que moi. "
" Est-il possible que vous n'ayez jamais parlé à la dame? "
" M. Hardcastle, je… "
" Que vous ne connaissiez même pas son nom? "
" Je vous trouve très déterminé dans votre interrogatoire. "
" Que vous ne l'ayez vue qu'une seule fois - à un bal? "
" Bien, vous semblez manifestement en savoir quelque chose ", concéda Harry Doncaster, dont la première réaction de ressentiment tombait alors qu'il constatait que son ami complaisant était aussi bien informé qu'il le prétendait.
" Supposons donc, comme je vous l'ai dit, que je pourrais vous présenter à la dame en question? "
" J'en serais certainement ravi, mais je ne sais pas à quoi cela pourrait mener. Pour vous dire la vérité, je suis venu ici dans l'espoir de l'entrevoir, mais l'aurais-je vue que je n'aurais pu m'aventurer à me présenter devant elle, car je n'ai pas le droit de supposer qu'elle ou sa famille souhaite me rencontrer, et la seule excuse qui m'aurait permis de le faire, je l'ai perdue je ne sais trop comment. "
" Vous avez perdu le gant, alors? "
" Et vous êtes au courant pour le gant aussi! "
" Oui. Je suis d'accord avec vous qu'il n'était pas probable qu'ils annoncent la perte d'un article aussi insignifiant et qu'il serait encore plus étrange qu'ils le fassent pour vous. "
" C'est ce qui vient de me traverser l'esprit. Et vous avez vu l'annonce
aussi? "
" Eh bien, j'en ai entendu parler. Mais vous n'aurez pas besoin du gant, puisque je peux vous présenter moi-même. "
Harry Doncaster ne pouvait résister à la tentation; et quelques minutes plus tard la paire était au beau milieu des promeneurs, scrutant les gens dans toutes les directions et les occupants des chaises fort convoitées.
J'ai laissé le groupe des Surbiton se reposer, au moment où ils étaient accostés par un étranger. Vous devinez sans doute de qui il s'agissait - de M. Shorncliffe, bien entendu.
M. Shorncliffe se précipita dans la situation que le capitaine Doncaster craignait; mais il se considérait le plus apte des deux à le faire, et je suppose qu'il avait raison.
Soulevant légèrement son chapeau en direction des dames, ce gentilhomme entreprenant s'adressa à M. Surbiton, qui se leva avec une certaine déférence; les manières de M. Shorncliffe étaient des plus imposantes - en ce qui concerne M. Surbiton, en tout cas.
" J'ai pris la liberté de me manifester devant vous ", dit M. Shorncliffe, armé d'une audace tranquille, " en réponse à votre allusion. "
" Mon allusion, monsieur ", répondit M. Surbiton, surpris au point d'oublier la politesse. " Que voulez-vous dire? "
" Ce que je veux dire, monsieur! Se peut-il que vous ayez oublié les Plunger - le bal des dragons à Brighton, et l'annonce parue dans le " South Down Reporter "? J'ai trouvé le gant. "
La dernière partie avait été dite sur un ton plus bas, plus confidentiel, comme s'il s'agissait d'un secret d'État. Le pauvre M. Surbiton était maintenant très perplexe. Aussitôt qu'il put retrouver ses mots pour répondre, il dit -
" Le bal, oui, je me souviens du bal, une soirée très ennuyeuse. Mais que diable voulez-vous dire par l'annonce et le gant, cela me dépasse. Vous devez me prendre pour quelqu'un d'autre ou avoir perdu carrément la tête. "
Et voilà que M. Surbiton a soudain l'horrible idée que son interlocuteur pourrait être un fou dangereux, de sorte que dans une réaction de protection qui n'avait d'égal que la vitesse de son exécution, il saisit la chaise qu'il avait occupée pour se protéger, ainsi que les dames, tout en guettant toute autre manifestation pouvant venir de l'autre côté.
Ce comportement était tellement inusité au zoo qu'il a attiré l'attention de nombreux spectateurs; mais comme ces personnes étaient bien éduquées, elles n'ont rien fait pour précipiter la situation. Les dames, sans être alarmées pour autant, se sont trouvées dans une position très embarrassante et Mme Surbiton, s'adressant à son mari sur un ton à la fois discret et autoritaire, lui enjoignit de reprendre sa place et d'écouter ce que l'homme avait à dire.
" Je puis vous assurer, monsieur ", continua M. Shorncliffe, plutôt amusé de la réaction, et se penchant de côté pour s'adresser également à ces dames, " que je ne suis pas fou, mais qu'au contraire j'ai tous mes moyens et que je suis venu vous rencontrer tout simplement parce que je croyais que vous souhaitiez ma présence. "
(à suivre...)
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