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Le 23 juillet 1870
Vol. II, no 4
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L'Europe est maintenant sur le point d'entreprendre une lutte qui promet, selon toute apparence, d'être la plus sanglante et la plus destructrice que le monde n'ait jamais connue. La France, d'un côté, et la Prusse, appuyée par la Confédération d'Allemagne, de l'autre, sont de force presque égale en population, en ressources et en compétence militaire à un point tel que ce serait un miracle si l'une ou l'autre triomphait, sauf après une lutte acharnée et au coût d'énormes sacrifices. Il est probable qu'un million d'hommes de chaque camp seront conduits au champ de bataille et, bien que la Prusse possède un plus grand effectif, soit 1 200 000 hommes contre environ 1 035 000 pour la France, les possibilités d'augmenter les armées sont largement suffisantes des deux côtés et l'esprit des populations, si nous nous fions aux télégrammes, s'enflamme à l'idée de la guerre. Mais le combat peut difficilement être confiné à ces deux camps. Le Danemark, qui est encore ébranlé par le souvenir de la perte des duchés, est supposé être un grand allié de la France et est prêt à frapper un grand coup contre la Prusse. La neutralité que témoignent la Belgique, la Hollande et la Suisse en dépend peut-être, quoique la violation du territoire de la Belgique par la France ou la Prusse pourrait sans aucun doute pousser la Grande-Bretagne à entrer en guerre. En effet, on dit que des troupes britanniques seront mises en garnison en Belgique. Quant à l'attitude de l'Italie, elle demeure incertaine, bien que la sagesse politique soit de demeurer complètement neutre, non seulement en raison d'une obligation envers les deux pays combattants, mais aussi parce qu'elle peut devoir faire face à une révolution chez elle. On a également indiqué que l'Australie se joindra à la France et, si tel est le cas, la Russie, à moins qu'elle n'ait l'intention de faire une descente sur la Turquie, se joindra probablement à la Prusse. Cependant, si les autres puissances européennes se tenaient à l'écart, la Russie et l'Angleterre demeureraient probablement neutres.
Et pour quelles raisons cette terrible guerre dont la préparation a rebattu les oreilles du monde entier a-t-elle lieu? La première raison de la rupture est l'offre du trône vacant d'Espagne au prince Léopold de Hohenzollern. Les négociations qui avaient pour but de placer le prince allemand sur le trône d'Espagne ont été menées si secrètement entre Prim, d'une part, et Bismarck, d'autre part, que le monde entier les ont ignorées jusqu'à ce que les préliminaires soient arrangés. La France a protesté énergiquement contre cette voie envisagée et en a appelé au roi de Prusse, qui est à la tête de la royauté de la famille Hohenzollern, pour qu'il empêche cette candidature. Le roi a d'abord refusé d'intervenir, ne voulant pas assumer les responsabilités liées à cette affaire, mais comme les événements ont rapidement pris une tournure dramatique, le prince Léopold, sur les conseils de son père, a retiré officiellement sa candidature. Jusqu'ici, toutes les grandes puissances étaient avec la France et contre la Prusse, mais malheureusement l'affaire ne s'est pas terminée là. La France a demandé à la Prusse de renoncer officiellement à toute prétention à la couronne d'Espagne de la part de tout prince allemand, ce à quoi la Prusse, quelque peu indignée, s'est refusée, et quand l'ambassadeur de France a manifesté le désir de s'entretenir avec Sa Majesté prussienne à Ems, il a essuyé un refus. À cela s'ajoute le fait que la Prusse a eu la courtoisie d'informer les différentes puissantes, à l'exception de la France, que le ministre français avait été destitué. Ce geste, selon le ministre français, M. Ollivier, a convaincu la France d'abandonner les négociations et de dégainer l'épée.
Voilà la première raison de la querelle. Pour la France, son véritable objet consiste en la « rectification de la frontière rhénane ». Quant à la Prusse,
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il est tout aussi certain qu'elle désire profondément humilier la France et étendre son empire territorial. Le London Times déclare que « la reconquête de l'Alsace et de la Lorraine, qui comprennent les provinces modernes de Moselle, de Meurthe, de Meuse et des Vosges, ainsi que le Bas-Rhin et le Haut-Rhin, constituent le véritable enjeu de la guerre pour la Prusse et, en cela, l'humanité la soutient ». Toutefois, nous voyons difficilement pourquoi « le soutien de l'humanité » devrait être aussi chaleureusement assuré pour la « reconquête » de l'Alsace, qui est sous la domination de la France depuis plus de deux cents ans, ou de la Lorraine, qui appartient à la couronne française depuis plus d'un siècle, pas plus que nous ne voyons pourquoi la Prusse peut avoir le droit de revendiquer ces provinces. Néanmoins, le journal anglais a sans aucun doute raison lorsqu'il dit que la Prusse a ses raisons d'aller en guerre contre la France, en dehors de toute question relative à la couronne d'Espagne. Cette question, c'était l'« aiguillon » adroitement manipulé par Bismarck pour piquer Napoléon et l'envie de ce dernier était apparemment trop grande pour laisser passer cette occasion. En effet, tous deux cherchent le conflit avec une feinte déguisée et il est difficile de dire lequel d'entre eux est le plus coupable. Depuis la fin de la guerre entre l'Autriche et la Prusse, la possibilité d'un combat entre cette dernière et la France est envisagée. Toutefois, assez singulièrement, tout au début du mois en cours, on a pu voir poindre cette probabilité, beaucoup plus d'ailleurs qu'au cours des mois précédents. Le 30 juin, le ministre français a proposé qu'on diminue considérablement les effectifs de l'armée, réduction à laquelle M. Thiers, qui depuis a condamné cette menace de guerre, s'est par la suite opposé parce que cela aurait pour conséquence de saper la force morale de la France en Europe. Quelques jours après l'annonce de la candidature de Léopold au trône d'Espagne, et bien que le 14 ou le 15 de ce même mois il se soit retiré, le 18, le bruit que la guerre serait déclarée courait déjà de Paris à Berlin!
Est-ce que cette même célérité sera une caractéristique de cette guerre? Cela dépendra en grande partie si elle peut se limiter aux deux puissances principales. Si tel est le cas, et que les deux s'en sortent, ce qu'elles feront sans aucun doute, quoique complètement épuisées, peu importe qui remportera la victoire, l'Europe sera au moins assurée d'un avenir de paix à long terme. Les plans de la Russie sont uniquement dirigés vers l'est et, à l'exception de la Russie, la Prusse et la France sont les deux puissances dont les desseins et les plans ambitieux pour leur propre expansion menacent continuellement la paix en Europe et imposent aux nations d'énormes fardeaux fiscaux liés à l'organisation militaire. Il est souhaitable que ces deux pays soient des puissances, mais ce serait un malheur si l'un des deux obtenait une très grande prépondérance sur l'autre. Dans ce cas, les autres nations y seraient sans aucun doute mêlées et le conflit qui a débuté entre la France et la Prusse prendrait de l'ampleur à un point tel qu'il atteindrait les dimensions d'une guerre européenne. Peut-être même que le continent des Amériques participera à cette guerre, puisque les habitants des États-Unis sont partis au loin en raison de la politique de non-intervention de leurs pères. L'amertume manifestée en Angleterre envers la France et l'opinion générale si librement exprimée qui disait qu'il n'y avait aucun motif de déclarer la guerre indiquent certaines possibilités désagréables. Le maintien de la neutralité de la part de la Grande-Bretagne sera difficile dans tous les cas. Toutefois, si la Prusse faiblit, est-il probable que la Grande-Bretagne se tienne en état d'alerte et la regarde se faire battre à plates coutures, croyant que le conflit était injustement dirigé contre elle? Lorsque la Prusse et l'Autriche ont pillé les duchés du Danemark, la France et l'Angleterre ont protesté contre le vol, mais ont permis que cela se poursuive. Elles ont agi selon la raison diplomatique disant qu'il était préférable que le Danemark souffre de quelques injustices plutôt que l'Europe tout entière soit en guerre. Aujourd'hui, toutes deux souffriront de cette folie. La Prusse a emporté la totalité du butin et il en a découlé la guerre austro-allemande. Aujourd'hui, nous avons ainsi comme résultat de la victoire extraordinaire remportée par la Prusse au terme de cette guerre une autre guerre qui naît de l'ambition incendiaire des Prussiens et de la jalousie suscitée chez les Français. L'Autriche est devenue prudente après sa défaite. La Prusse a consolidé ses forces et s'est préparée à de nouvelles conquêtes, et Napoléon, voyant l'erreur d'avoir permis à la Prusse de devenir aussi puissante, était impatient d'avoir un prétexte pour l'attaquer. Ce prétexte est là et ce sera maintenant dans l'intérêt de l'Angleterre de veiller à ce que sa victoire, si victoire il y a, ne soit pas trop importante, autrement, au lieu d'une seule guerre générale meurtrière et épuisante qui serait très certainement suivie d'une longue période de paix, l'Europe continuera d'être victime périodiquement d'importants duels à l'échelle nationale, tels que ceux qui ont été si fréquents au cours des vingt dernières années. Si l'Angleterre et la France avaient appuyé le Danemark et qu'on leur eût servi sur un plateau d'argent les deux grandes puissances allemandes, la France n'aurait pas aujourd'hui de raisons de se mesurer à l'épée avec la Prusse et l'Angleterre, d'aller au-devant des graves bouleversements qui aujourd'hui la menacent.
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