Le 19 novembre 1870
Vol. II, no 21
[page] 325, [col. 1]
Alors que le conflit se poursuit entre la France et la Prusse, les risques que l'Europe se mêle à ces pays semblent s'accroître. Londres commence à s'énerver en raison de l'attitude de Saint-Pétersbourg. Vienne craint toujours une attaque de Berlin et Constantinople n'a été délivrée des mains des Turcs que dans le seul but d'être livrée aux Moscovites. Pendant ce temps, il faut avouer que les victoires de la Prusse
[page] 325 [col. 2]
ne suscitent plus la sympathie du monde entier. Au contraire, il semble que, alors que la France acquiert la simple capacité négative d'endurance, elle est en train de gagner la bienveillance des autres pays, et la Prusse, au départ acclamée en tant que conquérante, revêt déjà le masque d'un tyran. Il est très probable que la Russie fera de cette guerre une occasion de rejeter quelques-unes des clauses du traité de Paris avec l'intention de
[page] 325 [col. 3]
préparer la voie à une autre campagne contre la Turquie. Les conséquences d'une telle campagne seraient des plus graves pour l'Angleterre et pourraient aboutir à une seconde guerre de Crimée. Quelques personnes, dont les opinions ont un poids considérable, ont qualifié la guerre de Crimée de bourde monumentale du côté de l'Angleterre et ont dénoncé le fait que brandir le Croissant était un crime contre le christianisme, mais les ruses politiques traditionnelles de la Grande-Bretagne
[page] 326 [col. 1]
ont fait passer une autre doctrine. L'Empire ottoman est considéré comme l'un des obstacles à l'invasion russe à l'Est, et son maintien, comme la véritable clé de l'équilibre du rapport des forces en Europe. Nombreux sont ceux qui se souviennent, avec effroi, des paroles prononcées par Napoléon, à savoir que « dans cent ans l'Europe sera russe ou cosaque », et ils verront dans cette présente guerre une puissance aidant à réaliser l'une de ces prédictions. Jusqu'à maintenant, la République a triomphé, elle a été proclamée et a tenu plus de deux mois, mais on ne peut toutefois affirmer qu'elle est déjà instaurée en France. Par ailleurs, l'affaiblissement de la France et de la Prusse et toutes deux s'épuisent avec une rapidité effarante constitue un certain avantage pour la Russie, et cet avantage s'est rapidement accru par des ajouts positifs à la puissance de guerre de l'Empire. Il est possible que la Russie ne craigne qu'une chose, soit que la Prusse sorte de cette guerre encore plus forte et qu'elle envahisse ses provinces de l'Ouest dans la perspective d'achever « l'unification » des races germaniques, mais ce n'est là qu'une explication plausible des raisons qui auraient amené le tsar à mettre son armée sur le pied de guerre. En Angleterre, on semble croire de façon générale que l'« homme fou » de Constantinople est une fois de plus l'objet de sa sollicitude et la question soulevée consiste à savoir si oui ou non l'Angleterre devrait faire intervenir ses forces afin de protéger l'intégrité de l'Empire ottoman. Si cet empire devait tomber, cette chute serait indubitablement un gain de cause pour la suprématie cosaque et aiderait, peut-être, à l'accomplissement de la grande prédiction de Napoléon. La doctrine de « l'équilibre du rapport des forces » devenant une pure fiction, il semble qu'il ne reste plus rien pour régler les relations nationales, sauf si ce n'est la loi de la force : « Le bon vieux principe / L'ancien plan / De choisir celui qui est au pouvoir / Et de rester avec celui qui peut l'avoir. »(trad.)
Nous ne pouvons pas dire qu'il y ait une chance de voir un progrès humain sur le plan du développement national sous un tel régime. Il existe très certainement des moyens d'équilibrer le rapport des forces en Europe autres que celui que l'on disait être le meilleur après la défaite de Napoléon Ier, et les changements indubitables sur la carte du monde continueront, dans l'avenir, d'être monnaie courante, comme cela a été le cas dans le passé. Il est tout de même regrettable que les nations soient encore incapables de résoudre de simples conflits sans avoir recours aux armes, et la faute incombe apparemment moins à ceux qui, pour des questions d'intérêt ou de fierté nationale, deviennent des participants actifs au sein du conflit qu'aux puissances neutres qui, n'étant que de simples spectateurs, pourraient réussir à empêcher une guerre en s'unissant. Si l'Angleterre, la Russie et l'Autriche, pour ne pas mentionner l'Italie ni les autres puissances plus petites, n'avaient déclaré avec insistance que toutes leurs forces seraient dirigées contre le premier parti s'opposant au conflit d'Hohenzollern, qui fut l'une des causes de cette guerre, l'Europe connaîtrait la paix aujourd'hui. En fait, un sentiment de lâcheté revêtant la forme d'un principe de non-ingérence a aliéné la politique internationale à l'échelle mondiale et, jusqu'à présent, aucun homme sage ne saurait dire où les nations seront entraînées dans la folle danse commencée de manière irréfléchie et absurde entre la France et la Prusse en juillet dernier et qui risque de connaître une issue très dramatique, sinon fatale, pour ces deux nations.
|