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Discours
25 septembre 2006
L'accès à l'information : gérer les changements et les réformes
Ian E. Wilson
bibliothécaire et archiviste du Canada
Accès et préservation : les deux côtés de la médaille
SEUL LE TEXTE PRONONCÉ FAIT FOI
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de l'invitation… et je commence par un aveu : Bibliothèque et Archives Canada a reçu la note « F » deux ans de suite dans le rapport annuel du Commissaire à l'information. À ma connaissance, il est rare qu'un professeur invite un élève abonné aux échecs systématiques à prononcer le discours de fin d'année! Cependant, il faut que je vous dise aussi qu'après avoir effectué une révision en profondeur de nos processus et politiques, j'estime que nous sommes passés du fond de la classe à la première rangée. Il y a des circonstances atténuantes à notre performance et j'aimerais vous en faire part aujourd'hui.
Le titre de ma présentation est « Accès et préservation, les deux côtés de la médaille ». Ces deux facettes du système de gestion des documents gouvernementaux vont de pair : on ne peut pas rendre accessible ce que l'on n'a pas, ou que l'on ne peut conserver… et inversement, il n'y a pas grand intérêt à conserver ce qu'on ne pourrait jamais consulter. Je vous reparlerai de ces deux thèmes, et de quelques autres fort pertinents concernant l'accès à l'information et aux archives : l'imputabilité, ainsi que le passage du temps et son impact sur la sensibilité des informations.
Mon point de vue, mes valeurs et mes défis - ainsi que ceux de mes collègues canadiens - sont fort bien résumés dans le préambule de la nouvelle loi créant Bibliothèque et Archives Canada, il y a tout juste deux ans.
« Attendu qu'il est nécessaire :
- que le patrimoine documentaire du Canada soit préservé pour les générations présentes et futures;
- que le Canada se dote d'une institution qui soit une source de savoir permanent accessible à tous et qui contribue à l'épanouissement culturel, social et économique de la société libre et démocratique que constitue le Canada; …
- que cette institution soit la mémoire permanente de l'administration fédérale et de ses institutions ».
Le lien entre les archives et l'accès à l'information a été remarquablement bien décrit par le juge en chef E. M. Culliton dans son rapport de 1982 sur la législation concernant l'accès à l'information et la protection de la vie privée en Saskatchewan. Son propos est très clair :
« La liberté d'accès à l'information et la fonction archivistique de préservation de l'information sont étroitement liées. À moins qu'un gouvernement ne prenne les mesures nécessaires à la sélection et à la préservation des documents officiels, on ne peut parler de liberté d'accès à l'information, car cette information n'existera plus. Le choix de l'information à conserver doit être effectué par un professionnel voué à l'intégrité des documents historiques et libre de toute influence partisane (j'espère qu'il parlait des archivistes!). Les documents conservés doivent être préservés, décrits et répertoriés pour qu'une politique d'accès à l'information ait quelque substance. Le public doit avoir un accès approprié à ces documents. Il faut être en mesure de permettre des recherches légitimes, tout en respectant la confidentialité et la vie privée. Enfin, il faut tenir compte des effets du passage du temps » [traduction libre].
Le juge Culliton parlait en connaissance de cause, la Saskatchewan possédant une des premières et des meilleures lois en matière d'archives; celle-ci remonte à mars 1945, alors que le gouvernement de la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF) avait été élu en juin 1944. La raison de cette législation m'a longtemps intriguée et un jour j'ai eu l'occasion de dîner avec l'honorable T. C. Douglas; j'en ai profité pour lui demander pourquoi, à l'époque, cette loi avait été une priorité de son gouvernement. Il m'a alors expliqué que, lorsque son Cabinet et lui avaient pris possession de leurs bureaux quelques semaines après les élections, il ne restait plus un seul morceau de papier nulle part au Parlement. Le gouvernement sortant avait tout brûlé dans la cour arrière du bâtiment, dans les 10 à 15 jours qui avaient suivi sa défaite électorale. Monsieur Douglas voulait s'assurer que cela n'arriverait plus jamais. Quand il quitta ses fonctions, tous ses documents furent transmis aux archives de la province, à Regina. Tôt au début des années 1980, je lui ai téléphoné pour l'informer que la période de restriction de 20 ans allait échoir prochainement et que des journalistes commenceraient à effectuer des recherches dans ses archives. Il m'a répondu qu'il avait pris des mesures pour que tout soit conservé, estimant que l'ensemble de son œuvre, y compris les coches mal taillées, devait être accessible en raison du principe d'imputabilité. Il a ajouté que tous les gouvernements font des erreurs, car ce sont des organisations humaines. Il espérait que les historiens jugeraient, en rétrospective, que les bons coups de son gouvernement avaient été plus nombreux que les mauvais. Il n'y a aucun gouvernement, aucune institution humaine, disait-il, qui peut espérer mieux. Naturellement, il m'a ensuite fait un clin d'œil en me disant qu'il avait passablement oublié ce qu'il y avait dans tous ces dossiers et qu'il me serait bien reconnaissant, si quelque chose de scandaleux faisait surface, de le prévenir 24 heures à l'avance pour qu'il puisse s'enfuir à l'étranger!
Je pourrais ajouter que, dans l'histoire de notre pays, bien des gouvernements et bien des ministères ont vécu et sont disparus sans laisser de traces. Monsieur Douglas connaissait l'importance de la préservation des documents pour l'efficacité de l'administration gouvernementale et pour la démocratie elle-même.
J'utilise le terme « document », mais je pourrais tout aussi bien utiliser celui de « donnée probante », car le document, qu'il ait été créé la veille ou il y a 100 ans, est la première et la plus importante preuve d'une action, d'une décision ou d'une transaction. Et pour ceux qui estiment, en ce moment même, que je ne parle que du passé, et qui ont hâte que je m'intéresse aux problèmes actuels, beaucoup plus importants, permettez-moi de vous rappeler qu'au Canada comme ailleurs dans le monde, l'histoire est vivante, l'histoire façonne l'avenir. Les documents dont je suis responsable sont au cœur de dossiers d'actualité tels que :
- les revendications territoriales des Premières nations;
- les pensionnats autochtones;
- la taxe d'entrée ayant frappé les immigrants chinois, l'internement des Canadiens japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, les déplacements des communautés inuites;
- divers sujets d'ordre juridique comme les frontières et la souveraineté canadienne sur l'Arctique;
- diverses poursuites légales, dont les 140 recours collectifs enregistrés contre le gouvernement fédéral, et qui toutes nécessitent de recourir à des informations enfouies dans des documents datant souvent de plusieurs décennies.
Ainsi que je le faisais remarquer plus tôt, le préambule de la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada assigne à BAC la responsabilité d'être « … la mémoire permanente de l'administration fédérale et de ses institutions ». Les sections 12 et 13 de la Loi précisent que l'approbation du bibliothécaire et archiviste du Canada est requise pour l'élimination ou l'aliénation de quelque document que ce soit, peu importe son support, dans toute la fonction publique du gouvernement canadien, incluant les documents des bureaux des députés et des ministres. Normalement, tous les documents identifiés comme ayant une valeur historique ou archivistique doivent être transférés à BAC dès qu'ils ont cessé d'être actifs dans leur organisation. Un chapitre de la Loi permet également au bibliothécaire et archiviste du Canada d'ordonner le transfert de documents de valeur qui seraient jugés en danger. De plus, le chapitre 7 autorise le bibliothécaire et archiviste du Canada à « … faciliter la gestion de l'information par les institutions fédérales ». Ces dispositions s'appliquent à tous les ministères et organismes figurant à l'annexe 1 de la Loi sur l'accès à l'information, ainsi qu'aux 17 sociétés et organismes inclus, en vertu de la Loi fédérale sur l'imputabilité, dans la liste des organismes assujettis à la Loi sur l'accès à l'information. Naturellement, cela veut dire que tous les documents de ces organismes, depuis leurs débuts, tombent sous le coup de la Loi sur l'accès à l'information et de la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada.
La principale décision archivistique, pour le gouvernement fédéral et pour tout le monde d'ailleurs, est celle qui identifie quels documents possèdent une valeur permanente (environ deux pour cent du total) et, par conséquent, quels documents pourront être détruits quand ils cesseront d'être utiles aux organisations pour leurs affaires administratives, légales ou autres, incluant la vérification. Cette décision est prise après une évaluation, ou une analyse attentive, du système de classement des documents de l'organisme et de la fonction gouvernementale dont les documents témoignent.
Pour Bibliothèque et Archives Canada, la principale raison d'être de l'évaluation est d'offrir aux Canadiens suffisamment de preuves documentaires de la manière dont le gouvernement a formulé ses politiques, pris ses décisions, mené ses affaires et interagi avec ses citoyens; il appartiendra ensuite aux chercheurs et aux autres utilisateurs d'archives d'analyser et d'interpréter la signification des événements dont témoignent les documents préservés.
Ces diverses décisions d'évaluation sont consignées sous forme d'Autorisations de disposition des documents, lesquelles comprennent des modalités propres aux ministères. Ces modalités sont élaborées en collaboration avec les ministères en question et précisent l'application des décisions d'évaluation : portée, obligations, sélection des documents d'archives, conditions de transfert, directives pour faciliter les transferts de documents. Ces Autorisations de disposition permettent d'identifier quels documents possèdent une valeur permanente et doivent être transférés à BAC, peu importe leur support, laissant aux ministères le soin de déterminer combien de temps ces documents, et tous les autres, sont utiles pour les opérations courantes et la reddition de comptes de l'organisation. Nous estimons actuellement qu'environ 60 pour cent des documents du gouvernement font l'objet d'une Autorisation de disposition.
Cette décision archivistique de préservation ou non des documents est fondamentale. Elle affecte et limite inévitablement le rôle des commissaires à l'information, le droit du public à l'information, et sans doute le genre de recherches historiques qui pourront être menées à l'avenir. L'importance de cette décision est illustrée par une expression de confrères australiens qui qualifient cette décision de véritable « sentence imposée aux documents ». Afin de garantir la transparence de ces processus et de fournir aux clients du gouvernement et au public un meilleur accès aux documents, toutes ces Autorisations de disposition, leurs modalités et les décisions d'évaluation ont été consignées dans une base de données appelée « Système de contrôle des autorisations de disposer des documents » (SysCAD). Ce système contient une description sommaire de chacune des Autorisations accordées par le bibliothécaire et archiviste du Canada, ainsi que divers documents d'accompagnement, disponibles en ligne. SysCAD contient aussi des informations à jour précisant quels ministères ou organismes du gouvernement sont responsables de gérer ces Autorisations, les documents couverts par ces Autorisations et les documents déjà transférés à BAC.
SysCAD contient présentement les descriptions de 2298 Autorisations. De plus, il est relié à notre système intégré de gestion des fonds d'archives, MIKAN. Les chercheurs pourront à l'avenir passer d'un système à l'autre, et ainsi repérer quels documents ont déjà été transférés à BAC. Les chercheurs pourront même, à partir d'un document acquis par BAC, remonter grâce à SysCAD à l'évaluation archivistique qui aura identifié ce document comme ayant une valeur de conservation permanente. Je crois que nous serons la première grande institution d'archives au monde à offrir ce service.
Bien entendu, il faut aussi examiner l'enjeu, plus large, de la gestion de l'information en général. Il est de la responsabilité de chacun des ministères de documenter et de consigner adéquatement ses activités. Depuis 2003, l'obligation de documenter les décisions a été intégrée dans la Politique du Conseil du Trésor sur la gestion de l'information gouvernementale. Ainsi que plusieurs d'entre vous le savent, une partie de ce document se lit comme suit : « Pour garantir la gestion efficace et efficiente de l'information, … tout au long de son cycle de vie, les institutions sont tenues … de documenter les décisions et les processus décisionnels en vue de rendre compte des activités du gouvernement, de reconstituer l'évolution des politiques et des programmes, d'appuyer la continuité des services gouvernementaux et la prise de décisions et de permettre une vérification et un examen indépendants » i. Malgré cela, le vérificateur général note souvent, dans ses rapports, diverses situations où la gestion des documents a été déficiente et où des fonctionnaires ont tout simplement décidé de ne pas conserver tel ou tel document.
La firme de vérificateurs externes employée par le juge Gomery pour examiner les livres et documents du gouvernement notait, le 18 juillet 2005 : « Kroll ne peut en rien garantir que les dossiers que nous avons examinés soient complets, ni dans leur état d'origine. De plus, les dossiers des agences de communication, leurs livres et registres, ainsi que la documentation afférente, sont incomplets au point de nous empêcher de pouvoir faire rapport sur l'usage ultime des fonds de commandites et de publicité, des contrats et autres sujets d'intérêt » [traduction libre]. Autrement dit, pas de documents, pas de preuve.
En tant qu'archiviste du gouvernement, je me préoccupe de l'intégrité des documents à valeur historique et, au sein de l'appareil gouvernemental, je joue le rôle de promoteur d'une saine gestion de l'information.
C'est en collaboration avec deux partenaires principaux, le Secrétariat du Conseil du Trésor et Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, que BAC propose son expertise en gestion du cycle de vie des documents, en outils et meilleures pratiques, et en divers autres services. BAC a fourni aux ministères un outil d'évaluation des capacités en matière de gestion de l'information, ce qui leur permet de s'autoévaluer en cette matière; à ce jour, 27 ministères ou organismes ont terminé leur autoanalyse et l'examen des résultats est en cours.
L'usage de plus en plus répandu des systèmes d'information électroniques confronte BAC, et tous les autres services d'archives au pays, à de nouveaux défis. Selon la formule de Jeff Rothenberg, dans les bureaux modernes, « les documents électroniques sont conservés pour l'éternité ou détruits au bout de cinq ans, selon l'échéance qui arrive en premier ». La conservation des documents électroniques dans les systèmes de courriels (non seulement une donnée ou une information, mais un document possédant une valeur de preuve à long terme), et la grande diversité de systèmes de gestion des documents (passés, présents et à venir), représentent sans doute le plus grand défi auquel fait face le monde de l'informatique. L'industrie est réticente par rapport aux documents électroniques permanents, préférant miser sur l'obsolescence pour développer ses affaires. Pourtant, les gouvernements, les cours de justice et les spécialistes des sciences sociales ont besoin de documents, maintenant, mais aussi dans un siècle. À ce jour, le gouvernement du Canada ne dispose pas d'un système central capable de conserver des données numériques d'une manière fiable. Nous y travaillons fort, et nous sauvegardons des documents et des publications numériques, mais l'avenir à long terme demeure incertain.
Ainsi, nous avons commencé à archiver le site Web du gouvernement (www.gc.ca); en mars 2006 nous avions stocké plus de 40 millions d'objets numériques. Nous avons téléchargé les sites Web des commissions d'enquête Gomery et Arar, ainsi que ceux de tous les partis politiques au cours de la dernière élection fédérale. À son départ, le premier ministre Chrétien nous a fait transmettre son système de courriel, son système de documentation et son site Web. Naturellement, nous conservons aussi les thèses sous format électronique que nous transmettent les universités canadiennes - il y en a maintenant 45 000. Plus tôt ce mois-ci, nous avons publié le projet de réglementation concernant le dépôt légal des publications en vertu de notre nouvelle loi; les documents électroniques et les cartes en font partie pour la première fois. Nous arrivons à gérer convenablement toute cette information, et à la préserver pour l'avenir malgré les changements fréquents et prévisibles d'équipements et de logiciels, mais je ne peux, pour l'instant, garantir à long terme son intégrité et son authenticité.
Le deuxième devoir d'un archiviste est de permettre l'accessibilité aux documents, tout en étant attentif à la confidentialité et au respect de la vie privée. De plus, cet équilibre entre accès et restriction est constamment remis en question par le passage du temps, qui réduit les sensibilités. Le juge Culliton en a parlé dans son rapport en 1982, et le sujet a refait surface en 2002, dans le rapport du Groupe d'étude de l'accès à l'information du gouvernement du Canada. Le Groupe d'étude fait remarquer que, même si certains sujets ne perdent pas de leur sensibilité avec le temps, la plupart des sujets deviennent effectivement moins « chauds » à mesure que le temps passe.
Pour améliorer l'accès aux documents à valeur historique, le Groupe d'étude recommande que « les décisions quant à la divulgation de ces documents (de valeur historique) devraient être fondées à la fois sur une bonne compréhension du contexte historique des événements et sur une gestion du risque 'éclairée' ». Le rapport propose aussi que cette évaluation soit effectuée en bloc de 30 ans. Cette durée correspond à celle qu'ont adoptée nos collègues de Grande-Bretagne, mais nous pourrions aussi bien choisir des périodes de 25 ans, à l'instar de nos collègues américains. Le Groupe d'étude ajoute que BAC est « l'institution la mieux placée pour jouer le rôle principal au nom du gouvernement dans l'élaboration et l'adoption d'une procédure systématique d'examen en bloc et de divulgation des documents historiques » ii. Je vous assure que nous continuons à mettre sur pied de tels modèles d'évaluation, fondés sur une gestion du risque « éclairée » et que nous croyons être en mesure de partager nos idées très prochainement avec d'autres institutions.
En relisant une fois de plus fois le rapport du juge Culliton, j'ai été frappé par le fait que certains sujets qu'il soulevait alors sont toujours d'actualité. Par exemple, il notait que le gouvernement devenait de plus en plus complexe et il doutait que les lois de sa province s'appliquaient à tous les organismes du gouvernement. Il recommandait que la loi sur l'accès à l'information et la législation archivistique soient modifiées de façon à « inclure spécifiquement les sociétés de la couronne, les conseils et les organismes » iii [traduction libre].
J'aimerais, à ce moment-ci, prendre quelques minutes pour vous parler de BAC, des archivistes et de l'accès aux documents. C'est une histoire longue et complexe que celle de la relation entre les archivistes et l'accès aux documents; une anecdote, impliquant un de mes illustres prédécesseurs, me servira d'exemple. Depuis plus d'un siècle, BAC doit constamment négocier l'accès aux documents auprès de divers gouvernements iv.
Au début des années 1880, Douglas Brymner, le premier archiviste du Dominium, avait conclu un accord avec le gouvernement britannique pour copier les documents du Foreign Office datant de la période pré-Confédération, jusqu'en 1842. En 1884, le Foreign Office refusa de transmettre un des volumes de documents de Sir Jeffrey Amherst, datant de 1763, sous prétexte qu'il contenait deux lettres faisant allusion à un projet britannique de contaminer les Indiens avec le virus de la variole.
Monsieur Brymner écrivit au sous-secrétaire responsable des Archives en Grande-Bretagne, soulignant qu'une copie de ces lettres était déjà disponible aux Archives du Canada v. Voici en substance ce qu'il disait : « L'impossibilité de camoufler de tels faits historiques devrait constituer, il me semble, un motif suffisant pour convaincre les ministères de retirer des règles de consultation toutes les barrières qui empêchent une analyse complète des documents méritant d'être examinés. » Il ajoutait : « Il y a tellement de documents que rien ne peut être éternellement caché, et tenter de le faire ne peut aboutir à quoi que ce soit de valable » vi [traduction libre]. Douglas Brymner revint à la charge quelques années plus tard, dans une lettre adressée au sous-secrétaire du Bureau des colonies, monsieur R. H. Meade : « Comment pouvons-nous savoir si certains faits importants n'ont pas disparu des dossiers, alors qu'ils sont absolument nécessaires pour que l'histoire soit autre chose qu'un ramassis de ouï-dire? ». Brymner ajoute « … je considère que le Dominion du Canada est parfaitement justifié de demander les documents qui permettent de raconter toute son histoire, sans que le couteau à émincer fasse son œuvre… Si je peux m'exprimer franchement, et d'un point de vue strictement personnel, il me semble qu'une copie censurée de documents historiques est sans aucun intérêt » vii [traduction libre].
Il est vrai d'affirmer que Brymner et ses successeurs ont continué de mener cette bataille pour l'accès aux documents au cours des cent ans qui ont suivi, mais il est aussi vrai, je crois, de dire que tout a changé en 1983 lors de l'adoption des lois sur l'accès à l'information et sur la protection des renseignements personnels.
Ces lois ont stimulé une nouvelle sorte de relation entre les Archives publiques du Canada d'alors et leurs interlocuteurs gouvernementaux, car les Archives, prenant sous leur responsabilité tous les documents gouvernementaux qui leur avaient été transmis, prenaient aussi la responsabilité de leur accessibilité. Avant 1983, la règle d'usage était celle des 30 ans viii. Selon cette règle, les documents de plus de 30 ans pouvaient être mis à la disposition des chercheurs, alors que les documents de moins de 30 ans ne pouvaient l'être qu'à condition d'obtenir l'autorisation du ministère concerné.
Après la promulgation des lois sur l'accès à l'information et sur la protection des renseignements personnels « … chaque fois qu'un dossier fait l'objet d'une demande de consultation, il faut vérifier s'il ne contient pas de matériel comportant des restrictions, à moins qu'il n'ait déjà été libéré » ix [traduction libre]. La portée de ces lois s'applique aussi aux documents pré-1983 qui n'avaient pas déjà été ouverts à la consultation.
L'historien Craig Brown, et plus tard Jean-Pierre Wallot, mon prédécesseur, ont tous les deux observé que, malgré les bonnes intentions de ces lois, les ressources pour les mettre en œuvre ont imposé un très lourd fardeau au modeste budget d'une agence culturelle tout aussi modeste x . Les répercussions de ces lois n'avaient pas été calculées ni pleinement prises en considération. Les documents créés avant 1983, et même ceux créés par la suite, ne sont pas structurés pour tenir compte des normes d'accès à l'information et de protection des renseignements personnels : les renseignements personnels sont éparpillés un peu partout; les avis juridiques, les informations concernant d'autres gouvernements et même les données confidentielles du Conseil des ministres se retrouvent sous toutes sortes de formes, entremêlés dans toutes sortes de documents. Ce sera sans doute le cas, aussi, pour les 17 nouveaux organismes qui sont maintenant inclus dans ces deux lois et dans la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada.
Fournir ces services demande à BAC des ressources considérables et crée un impact sur ses collections. La collection de documents gouvernementaux de BAC est clairement celle qui croît le plus rapidement, et elle est déjà la plus considérable et la plus complexe. Tous ces documents sont soumis aux lois sur l'accès à l'information et sur la protection des renseignements personnels... ce qui est aussi le cas, en passant, pour les 125 kilomètres de documents textuels des provinces. Les documents du gouvernement représentent aussi une proportion très considérable des collections sur d'autres supports que le papier : les documents électroniques occupent 3,54 millions de mégaoctets et nous possédons
24 600 000 images, 72 700 heures de films, 116 100 heures de vidéos, 1 800 000 cartes et
1 140 000 dessins d'architecture xi. Il y a deux ans, BAC est entré en possession de 30 000 pieds linéaires de documents textuels gouvernementaux, qui sont maintenant entreposés dans nos centres d'Ottawa, de Vancouver, de Winnipeg, d'Edmonton et d'Halifax.
Le volume des documents archivés est susceptible d'augmenter considérablement, car nous savons que des montagnes de documents non prévus au calendrier de conservation nous attendent dans plusieurs organisations comme Santé Canada, le Service Hydrographique du Canada, le ministère des Anciens Combattants (les dossiers personnels de la Deuxième Guerre mondiale). La liste est longue et la préparation de ces transferts ne fait que commencer.
Tous les documents transmis à BAC et qui étaient soumis aux règles d'accès à l'information et de protection des renseignements personnels le demeurent une fois rendus chez nous. Il y a même des documents qui ne sont pas à BAC, mais qui tombent sous notre responsabilité. Par exemple, c'est BAC qui gère l'accès aux dossiers de service militaire de la Deuxième Guerre mondiale; nous devons aussi fournir les ressources requises pour cette tâche.
Dans certains cas, il nous faut consulter l'organisme créateur, avant de rendre un document accessible au public. Des renseignements personnels peuvent apparaître n'importe où dans un dossier; or, la loi régit l'accès à ces renseignements essentiellement en se fondant sur une date de décès. Mais les dossiers ou les documents contenant des renseignements personnels sont beaucoup plus susceptibles de contenir une date de naissance, plutôt qu'une date de décès. C'est pourquoi la loi est lourde à administrer, quelle que soit la nature des archives; elle requiert beaucoup de ressources humaines… et s'applique à presque tous les documents gouvernementaux en notre possession.
Nos documents sont en grande demande. Nous sommes toujours parmi les cinq ministères ou organismes gouvernementaux qui reçoivent le plus grand nombre de demandes d'accès à l'information. Les demandes reçues pour l'année 2005-2006 sont impressionnantes : 745 demandes officielles d'accès à l'information, 1344 demandes officielles d'accès à des documents personnels, plus de 7000 autres demandes d'information diverses; tout ceci nous a amenés à consulter et analyser en détail environ trois millions de pages. Nous avons aussi, au cours de cette même année, révisé nos manuels de procédures et amélioré nos processus de travail.
Nous ne faisons pas que réagir, nous sommes aussi proactifs. Ainsi, nous venons d'ouvrir l'accès à près de 10 millions de pages de documents personnels datant de la Première Guerre mondiale xii. Étant donnée la complexité de certaines des demandes d'accès qui nous sont présentées et les ententes de consultation obligatoire (par exemple avec le Service canadien du renseignement de sécurité - SCRS), BAC a dû consulter d'autres ministères ou organimes en 249 occasions au cours de l'année 2005-2006. Et je n'ai pas besoin de vous rappeler jusqu'à quel point nous comptons sur ces interlocuteurs pour répondre rapidement à ces demandes.
Comme vous le constatez, nous sommes l'une des organisations les plus occupées du gouvernement fédéral en matière d'accès à l'information, publique ou personnelle. Cependant, je vous rappelle que BAC est une organisation unique en son genre. Pour d'autres ministères ou organismes, répondre à une demande d'accès à l'information demande d'appliquer plus ou moins les mêmes normes à un ensemble de documents relativement homogène. Les restrictions ou exclusions sont à peu près toutes de même nature. Les responsables de l'accès à l'information dans ces organisations sont près des unités opérationnelles à consulter, au besoin.
Ce qui n'est pas le cas à BAC. Nous ne sommes pas « près » des personnes à consulter. Nos archivistes reçoivent chaque semaine des demandes concernant des dizaines de ministères différents, ce qui suppose de connaître et de gérer des dizaines de types de restrictions ou d'exclusions.
Voici quelques-uns des ministères pour lesquels nous recevons le plus de demandes d'accès : Défense nationale, Affaires indiennes et du Nord, Justice, Service canadien du renseignement de sécurité, Gendarmerie royale, Santé, Citoyenneté et Immigration. Les demandes concernant ces ministères sont de nature très variée, et y répondre exige non seulement de bien connaître de nombreuses lois, mais aussi de connaître l'ensemble des activités passées et présentes du gouvernement, ainsi que le degré de sensibilité des sujets d'actualité.
J'insiste pour vous rappeler qu'autoriser l'accès à des renseignements gouvernementaux ne se fait jamais à la légère. Plusieurs facteurs doivent être pris en considération avant de rendre une décision et, la plupart du temps, il est impossible de généraliser de telles décisions afin de pouvoir simplement appuyer sur le bouton « OK » la prochaine fois.
En terminant sur ce point, je tiens à vous rappeler que les renseignements personnels ne sont pas tous sensibles; ils n'ont donc pas tous à être soustraits des documents officiels.
Nous documentons toutes les décisions d'accès qui sont prises par les quelque 175 organismes dont nous détenons les fonds et collections, et nous documentons aussi, soigneusement, nos propres décisions. Un bon exemple est le cas de la Grandview Training School, à l'époque où j'étais archiviste de l'Ontario. Nos décisions avaient alors été contestées en cour et portées en appel, et une demande d'appel a même été logée à la Cour Suprême. En pratique, voilà un autre type de contexte dont il faut tenir compte dans nos processus de réponse à des demandes d'accès à l'information. Pour revenir au thème de la préservation, il faut comprendre qu'il n'y a pas que les documents eux-mêmes à créer et éventuellement à préserver; il faut aussi documenter et préserver, le cas échéant, des informations concernant le contexte de création de ces documents - leurs métadonnées -, ainsi que les outils pour y accéder. Par exemple, il nous est arrivé de recevoir de certains ministères ou organismes des caisses de documents pour lesquels il n'existait pas d'instrument de recherche. Notre personnel a dû alors investir du temps supplémentaire pour repérer ces documents et les traiter, afin de pouvoir répondre aux demandes d'accès.
Nous faisons face à plusieurs autres défis. Par exemple, nous ne contrôlons évidemment pas l'envergure des demandes qui nous sont faites. Certaines sont considérables, et supposent la manipulation de centaines de boîtes provenant de divers organismes. En effet, la plupart des employeurs d'historiens aujourd'hui sont des firmes privées de recherche travaillant sur des mégadossiers comme les pensionnats autochtones, les réclamations territoriales, l'environnement, les droits de la personne. En fait, plus les services de BAC sont connus, plus les demandes croissent, et à un rythme supérieur aux ressources nécessaires pour y répondre.
L'informatique a changé considérablement notre monde, et celui des archives aussi. L'obligation de fournir des instruments de recherche électroniques est maintenant inscrite dans les modalités de transfert. Ceci réglera le cas des archives à venir, mais pas celui des archives existantes. Nous investissons beaucoup de temps et d'énergie à préparer des instruments de recherche pour les fonds et collections qui en sont encore dépourvus. Une faible partie seulement des instruments de recherche pour les documents gouvernementaux est sous forme numérique, et donc disponible sur notre site Internet. Des milliers d'autres instruments se présentent encore sous forme manuscrite, sur des fiches, des registres ou de simples listes; nous avons entrepris de les numériser, en commençant stratégiquement par ceux qui sont le plus souvent demandés.
Il faut noter, par ailleurs, que Bibliothèque et Archives Canada est affecté par les tendances et les changements d'activités chez les autres organismes fédéraux, ce qui a un impact sur les demandes d'accès à l'information que nous recevons. Par exemple, la décision du gouvernement de réexaminer sa position par rapport aux pensionnats autochtones a entraîné chez nous une forte croissance du nombre de demandes d'accès à des renseignements personnels. De même, 2005 ayant été déclaré l'année de l'ancien combattant au Canada, nous avons connu une très forte hausse de demandes d'accès aux documents personnels ou publics du ministère de la Défense nationale.
À mon point de vue, relever adéquatement le défi des demandes d'accès à l'information n'est pas une simple question de ressources additionnelles pour résoudre un problème logistique. L'accès à l'information et la protection des renseignements personnels constituent une plus-value héritée des années 1980, et diverses stratégies ont été employées, à ce jour, pour relever ce défi. La crise actuelle nous suggère que cette question d'accessibilité doit être présente en tout temps et intégrée dans tous nos processus, des modalités de transfert dans les ministères jusqu'aux activités de référence et de consultation. Nous procédons actuellement, en collaboration avec les ministères et organismes, à un examen préliminaire de leurs documents, afin d'identifier, le plus possible, ceux qui peuvent être accessibles au public, et construire des métadonnées qui accompagneront les documents lors de leur transfert à BAC; ceci permettra aux ministères de ne plus avoir à intervenir par la suite, lors de demandes d'accès qui nous seront présentées. (Ces métadonnées répondent par exemple à des questions comme : quel est le niveau d'accès actuel au sein du ministère? quels sont les précédents?). Nous travaillons aussi avec les chercheurs pour les familiariser avec les règles d'accès à l'information et de protection des renseignements personnels, afin de faciliter leurs démarches. Nous les aidons ainsi à mieux cibler et formuler leurs questions, ce qui nous permet de mieux comprendre leurs attentes, et parfois à les orienter vers des sources d'informations déjà publiques.
Tous les archivistes de BAC, et en fait tous les archivistes du pays, reconnaissent qu'ils ont un rôle majeur à jouer dans la préservation des documents historiques afin de les rendre accessibles. Notre approche est globale; nous examinons nos propres procédures, nous analysons de quelle manière les ministères et organismes créent leurs documents, nous observons de quelle façon nous interagissons avec l'extérieur, comment nous pouvons mieux préserver l'information qui mérite de l'être, et rendre disponible au public ce qui a d'abord été créé pour les besoins opérationnels de ces ministères et organismes. Au sein de notre propre institution, nous avons déjà pris diverses mesures pour éviter, à l'avenir, que se créent des files d'attente inacceptables chez les demandeurs d'accès à l'information.
En conclusion, et pour revenir à notre premier sujet, je peux vous assurer qu'à BAC, nous sommes très conscients du rôle que nous jouons en permettant aux Canadiens de mieux se connaître eux-mêmes, ainsi que leur passé, et sans doute leur avenir. Le rythme quotidien de nos vies modernes nous fait trop souvent oublier la puissance de la mémoire.
J'ai eu récemment la chance de rencontrer Monseigneur Desmond Tutu. Il était invité à une rencontre internationale d'archivistes et nous a rappelé la puissance potentielle de notre travail et le résultat de nos efforts collectifs. Voici quelques-uns de ses propos :
« La Commission Vérité et réconciliation a contribué à confirmer nos soupçons que le gouvernement de l'apartheid avait systématiquement utilisé la torture et le meurtre des soi-disant 'ennemis de l'État', autrement dit à peu près tous ceux qui avaient eu la témérité de s'opposer à l'apartheid … Tous leurs subterfuges sont autant de preuves de la capacité des documents à faire cesser les violations et exactions… Les documents sont un instrument essentiel de responsabilisation. Ils sont indispensables pour empêcher la reprise de ces horreurs et ils sont une puissante motivation à déclarer : 'plus jamais'. Les documents sont un rempart contre les violations des droits humains » [traduction libre].
Merci.
i Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Politique sur la gestion de l'information gouvernementale, chapitre 2.2;
voir : www.tbs-sct.gc.ca/pubs_pol/ciopubs/TB_GIH/mgih-grdg1_f.asp
ii Gouvernement du Canada, Groupe d'étude de l'accès à l'information, Accès à l'information, comment mieux servir les Canadiens, Ottawa, 2002, pp. 147-148
iii Report of the Honourable E .M. Culliton, Former Chief Justice of Saskatchewan, on the Matter of Freedom of Information and Protection of Privacy in the Province of Saskatchewan, p. 50
iv On trouve aussi cette anecdote dans Robert J. Haywood, « Federal Access and Privacy Legislation and the Public Archives of Canada », Archivaria, n° 18, été 1984, p. 48.
v Sir William Hardy (1807-1887) fut sous-secrétaire des Archives au Parliamentary Records Office (PRO) de 1878 à janvier 1886. Il fut un allié de Douglas Brymner et de son intention de copier tous les documents ayant trait au Canada. Pour plus d'information concernant William Hardy, voir le Dictionary of National Biography, pp. 1245-1246.
vi RG 37, vol. 179, folios 154-155, Brymner à Hardy, 5 avril 1884, folio 155.
vii RG 37, vol. 179, folios 154-155, Brymner à Hardy, 5 avril 1884, folio 155.
viii Daniel German, « Access and Privacy Legislation and the National Archives, 1983-1993: A Decade of ATIP », Archivaria, nº 39, printemps 1995, pp. 196-213.
ix Ibid, p. 198.
x Daniel German, « Access and Privacy Legislation and the National Archives, 1983-1993: A Decade of ATIP », Archivaria, nº 39, printemps 1995, pp. 196 et 198.
xi BAC, Rapport sur les plans et les priorités 2005-2006, Partie III.
xii BAC, RMR 2003-2004.
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