L’histoire
du Canada nous ennuie et ne mérite pas notre attention, songeait récemment
un journaliste du Globe and Mail, qui conclut son article en comparant
la question des écoles du Manitoba et le débat sur le libre-échange de 1911
à des personnages hauts en couleur tels que Napoléon et Lincoln.1
Ce commentaire prouve,
une fois de plus, combien il importe que nous soyons conscients de notre
passé collectif (rengaine bien connue aux archives, dans les musées et
universités). La difficulté consiste à convaincre le public de l’utilité
de connaître notre histoire, à lui faire comprendre que celle-ci est
intéressante et ô combien! passionnante.
Dans ce but, les
Archives nationales ont accepté de travailler en étroite collaboration avec
la SRC/CBC afin de produire une série documentaire télévisée de trente
heures intitulée Le Canada : une histoire populaire / Canada: A People’s History,
série dont la diffusion débutera à l’automne 2000. En fournissant à un
de nos agents de projet bureau et soutien logistique, et en lui facilitant l’accès
aux différentes collections, les Archives ont montré qu’une coopération
est essentielle pour mener à bien un projet aussi ambitieux. Cette série
sans précédent s’efforce de rendre l’histoire canadienne intéressante
pour le public le plus large possible; elle y parvient grâce à de vastes
ressources en documents audio-visuels et écrits des Archives nationales et d’autres
archives, musées et bibliothèques du pays.
Dans le cadre de cette
collaboration à grande échelle de cinéastes et d’historiens canadiens,
des chercheurs parmi les plus réputés dans le domaine ont participé au
projet à titre de conseillers. Ceci est particulièrement remarquable lorsqu’on
sait leur réticence à l’égard de tels projets qui, à leurs yeux, sont
trop limités dans le temps et en contexte et, qui plus est, inexacts. La
série remédie à ces difficultés en racontant, documents à l’appui, le
Canada de la préhistoire à l’aube du troisième millénaire. Elle
présente ainsi l’Histoire dans toute son « ampleur chronologique » et,
par conséquent, tous les changements qui s’y sont produits. Par ailleurs,
elle cherche à représenter les valeurs fondamentales des Canadiens de toutes
les régions. Cette approche, qui remet chaque personne et chaque événement
en contexte, nous permet de mieux comprendre notre époque. Enfin, la série
est remarquable par son exactitude car chaque événement historique a fait l’objet
de recherches méticuleuses dans des sources originales et de consultation
auprès d’experts.
Les historiens canadiens
ont écrit d’excellents textes analytiques, sans lesquels une telle série
documentaire n’aurait pu voir le jour. À cet égard, si comme l’a fait
remarquer l’historien Daniel Walkowitz, le public apprend plutôt l’Histoire
dans les médias que dans les ouvrages savants, il est du devoir de tout
cinéaste de s’appuyer sur de tels ouvrages pour mener à bien son projet.2
Cependant, les historiens ne se limitent pas au support textuel; certains
relatent l’histoire par le biais de l’audiovisuel, d’autres produisent
des films.3 Parmi ces derniers, certains pensent
qu’on ne compromet nullement la rigueur de la recherche en se servant de
tous les outils créatifs disponibles. Ils reconnaissent toutefois que l’histoire,
racontée dans des films et à la télévision, doit se plier à des
contraintes autres que celles dictées par le support textuel.
Une de ces contraintes
est l’accent mis sur l’aspect visuel. Pour produire la série, nous avons
obtenu plus de mille deux cents œuvres d’art documentaire sous forme de
micro-fiche et plus de deux mille photographies des Archives nationales. La
prudence est cependant de mise dans la mesure où ces images ont été
choisies par chaque éditeur d’ouvrage pour des raisons de continuité
visuelle ou contextuelle, ou tout simplement pour des raisons d’esthétique.
Lors de toute recherche d’images, il est important d’avoir accès à des
œuvres de bonne qualité et riches en informations, de se servir de documents
annexes véridiques et en étant conscient de la liberté de l’artiste lors
de la prise des photos. Ce dernier point est particulièrement important
lorsqu’on s’appuie, en l’absence de matériel actuel, sur les œuvres d’artistes
non-contemporains. Ainsi, délaissant la représentation réaliste, certains
adeptes de la photographie sont passés maîtres dans la fabrication de la
réalité. Dans sa série de photos sur la « nature », William Notman s’est
vu couvrir de louanges pour avoir brossé des tableaux authentiques de la
nature canadienne depuis son studio montréalais.4
Quant aux photos d’Edward Curtis, elles ne comprennent que quelques
portraits réalistes d’Amérindiens de l’hémisphère Nord - la plupart du
temps, les sujets posaient dans le cadre d’une mise en scène.5
À ce problème s’opposent
les épreuves photographiques de mauvaise qualité, représentant des scènes
spontanées de « l’histoire en direct ». Par exemple, la plupart des rares
photos prises par le capitaine James Peters, un des membres du régiment
chargé d’étouffer la Rébellion du Nord-Ouest en 1885, sont floues et leur
contraste faible. Aucun négatif de ces photos n’existe; seules restent les
épreuves originales de 3 pouces sur 4, collées dans des albums qui ont été
conservés aux Archives nationales.6 Des
négatifs de ces photos ont bien été faits. Mais, en dépit du réalisme des
scènes de Fish Creek et de Batoche, les épreuves qui en ont été tirées
sont de piètre qualité pour la télévision. Heureusement, la technologie
moderne telle que la numérisation à haute définition et la mise en valeur
du contraste et des détails à l’ordinateur a permis de les utiliser. Bill
Coban, directeur de l’épisode où apparaissent ces images, a obtenu une
meilleure qualité en filmant celles-ci directement dans leur album. Il fait
cependant remarquer que les mouvements de la caméra étaient limités en
raison de la petite taille des sujets présents sur les photos.
Il est tentant pour un
directeur de film et de série télévisée d’ajuster la caméra pour filmer
une œuvre d’art, plutôt que d’acheter une reproduction et de la
numériser. Cette méthode n’est pourtant pas pratique lorsqu’il s’agit
de montrer jusqu’à sept images en trente secondes. Selon Jim Williamson,
directeur de l’épisode sur la « Confédération [la grande entreprise] »
(vers 1855-1873), le coup de pinceau ne passe pas toujours bien à l’écran
si on se sert d’un négatif. Ceci a été démontré par Peter Ingles,
directeur de l’épisode sur la « Rébellion et la Réforme » (vers
1815-1855), qui, lors du tournage, a filmé certaines images dans des
documents conservés au Centre de préservation à Gatineau et à partir de
transparents. Le tournage à partir d’épreuves originales offre une
meilleure représentation des couleurs et une maîtrise accrue des « prises
de vue panoramiques ». Pour la série, la SRC/CBC a filmé plus d’une
centaine de tableaux, gravures, affiches, cartes et documents au Centre à
Gatineau, dont le studio de photographie a servi de lieu principal de prise de
vue des archives.
Les Archives nationales
conservent en leur centre un siècle d’archives d’images en mouvement
captivantes. À l’image des photographies de pionniers, l’authenticité
des premiers films représentant la « vie réelle » est discutable. Les
actualités filmées de la Grande Guerre le montrent bien, puisqu’elles
présentaient régulièrement des mises en scène et omettaient de façon
sélective certains événements.7 Cependant, ces
premiers films nous offrent un regard exceptionnel sur notre passé. Vus de
façon critique, ils représentent un moyen acceptable de s’informer. La
série documentaire Le Canada : une histoire populaire retrace des
passages de l’histoire sur tout le vingtième siècle, dont certains seront
diffusés pour la première fois.
Dans le cadre du
partenariat entre les Archives nationales et la SRC/CBC, le personnel
travaillant au projet a pu visionner des films originaux directement au Centre
à Gatineau. Ceci a permis à des chercheurs comme Hélène Bourgeault de voir
des images éminemment fragiles dans le format obsolète de 28 mm, qui remonte
à l’ère des films muets. Ceci lui a permis de choisir des documents et d’en
rejeter d’autres sans avoir à demander d’exemplaire de référence.
Enfin, les deux parties ont travaillé ensemble à la production des
meilleures images vidéo possibles grâce à la compétence des techniciens de
la SRC/CBC et du personnel du Centre de préservation des Archives.
Pour un cinéaste, les
images fixes et les images mobiles se complètent parfaitement lorsqu’il s’agit
de raconter le passé, le récit leur servant de cadre où elles s’enchaînent.
La narration de la série Le Canada : une histoire populaire s’appuie
sur des lettres, des journaux intimes et sur les mémoires d’hommes
et de femmes canadiennes de tous horizons. Ainsi au XVIIe siècle,
les préoccupations de Jeanne Mance au sujet de la fondation de l’Hôtel-Dieu
de Montréal tranchent avec celles de Charles Aubert de la Chesnaye, plongé
dans des affaires florissantes et faisant fortune en Nouvelle-France. Au XVIIIe,
Joseph Brant négocie les termes de l’accord sur le territoire des
Six-Nations près de la rivière Grand pendant que, sur la côte du
Nouveau-Brunswick, Mary Bradley décrit l’arrivée en piteux état des
réfugiés loyalistes passant devant sa maison. Quant aux paroles de Mercy Ann
Coles, fille de bonne famille ravie d’assister aux festivités entourant la
Conférence de Charlottetown en 1864, elles soulignent la frustration de Mary
Ann Shadd, abolitionniste noire vivant au Canada, qui se bat pour que ses
compatriotes, toujours esclaves, obtiennent leur liberté.
Ces témoignages
originaux permettent au spectateur de se sentir plus proche des événements
et d’avoir une meilleure compréhension du sujet grâce au contexte qui lui
est offert. Soulignons que le choix des témoignages a été délicat. En
effet, en dépit des exemples fournis plus haut, femmes, autochtones et
groupes ethniques sont mal représentés dans les fonds de manuscrits des
archives nationales antérieures au vingtième siècle. Par ailleurs, il a
été difficile d’exprimer dans un vocabulaire contemporain des événements
que seules des recherches récentes ont expliqués : ce n’est parfois qu’en
les plaçant dans une perspective historique que l’on découvre des
tendances importantes ou des personnages influents.
À l’inverse, certains
personnages ou événements viennent s’ancrer directement dans la mémoire
collective nationale. Au fil des ans, images, textes et récits déforment
progressivement leur image au point d’en faire parfois des mythes. Il est
possible de déconstruire ces mythes, de briser les stéréotypes existants en
présentant de façon sérieuse textes, films, documents télévisés,
expositions de musées et autres documents. C’est ce qui a motivé Ken Burns
et lui a permis de produire brillamment la série télévisée sur la guerre
de Sécession.8 Contrairement à de nombreux
chercheurs d’université, son but premier n’était pas de produire un
savoir original, mais de présenter des faits déjà existants. Ceci n’a pas
empêché Civil War d’être l’une des premières séries à
recevoir les éloges du monde universitaire et des médias, une évolution
saine pour ce genre de documentaire.
Travailler sur Le
Canada : une histoire populaire a été pour moi une occasion formidable d’enrichir
mes connaissances dans le domaine de l’histoire et d’apprécier les
avantages d’une collaboration entre deux institutions culturelles
nationales. Produire une série qui se veut un mélange d’histoire, de
pédagogie et de divertissement, sans sacrifier l’un ou l’autre de ces
volets, n’a pas été sans mal, mais le résultat en vaut la peine. Nous
espérons que cette série de la SRC/CBC, qui rapproche les Canadiens par le
biais d’un passé commun, incitera les spectateurs à discuter et à
explorer l’Histoire du Canada à leur manière.
Notes
1. |
Robert
Fulford, "Is it Possible to be too Patriotic about Canadian
History?" The Globe and Mail, 22 mai, 1999, p. D9. |
2. |
Daniel
Walkowitz, "The Craft of the Historian/Filmmaker," The
Public Historian, vol. 7, no 1, hiver 1985, p. 53. |
3. |
Par
exemple, la série L’Histoire du Canada en images du Musée
national de l’homme, publiée en collaboration avec l’Office
national du film, 1974-1981.
Walkowitz,
"The Craft of the Historian/Filmmaker," p. 53-64.
Pour une
discussion approfondie sur les étapes pionnières dans ce domaine, se
référer à John. E. O’Connor, "Historians and Film: Some
Problems and Prospects," The History Teacher, vol. VI, no
1, août 1973, p. 543-552. |
4. |
Joan
M. Schwartz, "William Notman’s Hunting Photographs, 1866," l’Archiviste,
no 117, 1998, p. 21-29. |
5. |
Edward
S. Curtis, The North American Indian: Being a Series of Volumes
Picturing and Describing the Indians of the United States, and Alaska.
Seattle, Wash.: E.E. Curtis, 1907-1930 (pour voir des photos concernant
le Canada, cf. vols. IX, X, XI).
Voir aussi Daniel
Francis, Copying People, 1860-1940: Photographing British Columbia’s
First Nations. Saskatoon and Calgary: Fifth House, 1996, p. 2-4. |
6. |
Collection
Frederick Hatheway Peters, Archives nationales, numéro d’acquisition
1958-179, isn 3029. |
7. |
David
Mould and Charles Berg, "Fact and Fantasy in the Films of World War
I," Film and History, vol. 14, no 3, 1984, p.
50-59. |
8. |
Gary
Edgerton, "Ken Burns’ Rebirth of a Nation: Television, Narrative,
and Popular History," Film and History, vol. 22, no
4, décembre 1992, p. 119. |
|