Il faut dire, au départ, comme le remarquait Monsieur le juge Louis-Philippe Pigeon, dans ses écrits antérieurs à son accession à la Cour suprême du Canada, que l'interprétation d'une constitution est tout aussi importante que sa rédaction. Combien il avait vu juste !
En 1928, la Cour suprême du Canada refuse de considérer les femmes comme des « personnes » qui peuvent siéger au Sénat. Se fondant sur la Loi constitutionnelle de 1867 et sur l'incapacité des femmes, d'après la common law, à assumer une charge publique, elle rejette la cause d'Henrietta Muir Edwards et de ses collègues.
En 1929, toutefois, le Comité judiciaire du Conseil privé renverse la décision et déclare que l'exclusion des femmes de toute charge publique est un vestige d'une époque plus barbare que la nôtre.
Après avoir examiné l'état du droit et analysé les différentes parties de la Loi constitutionnelle de 1867, le Conseil privé tire les conclusions suivantes :
Une lourde responsabilité incombe à l'appelant qui réclame l'infirmation d'un jugement de la Cour suprême, et cette Chambre n'écarte une telle décision qu'à la suite d'arguments convaincants et d'un examen scrupuleux; vu toutefois : (1) que l'Acte a pour objet de doter le Canada, État responsable et en voie de développement, d'une Constitution; (2) que le mot « personne » prête à ambiguïté et peut englober les deux sexes; (3) que l'Acte précité renferme des dispositions qui démontrent que le mot « personne » doit, dans certains cas, inclure les femmes; (4) que les mots « personnes du sexe masculin » sont expressément employés dans certains articles de l'Acte, lorsqu'il s'agit de confiner le sujet en litige aux personnes de ce sexe; et(5) eu égard aux dispositions de la Loi d'interprétation 1; Leurs Seigneuries en viennent à la conclusion que le mot « personnes »à l'article 24 s'applique aux deux sexes et que, pour cette raison, elles doivent répondre par l'affirmative à la question soumise par le gouverneur général et que les femmes peuvent être appelées à siéger au Sénat canadien, et Leurs Seigneuries aviseront humblement Sa Majesté en conséquence.
Le Comité judiciaire du Conseil privé est parvenu à cette décision en interprétant la Loi constitutionnelle de 1867 de façon large et généreuse, ainsi qu'en témoigne cet extrait qui a depuis été largement repris par tous les juristes :
« L'Acte de l'Amérique du Nord britannique a planté au Canada un arbre capable de grandir et de grossir dans ses limites naturelles. »
Ainsi, on ne peut donc plus interpréter la Loi constitutionnelle de 1867 comme une simple loi. D'ailleurs, plus d'un arrêt du Comité judiciaire du Conseil privé a clairement affirmé qu'il ne saurait en être ainsi. Dans l'affaire Henrietta Muir Edwards, lord Sankey déclare que la Loi constitutionnelle de 1867 avait pour but de donner au Canada une constitution. Citant sir Robert Borden, il ajoute que comme toutes les constitutions écrites, cette constitution évoluerait grâce à des usages et à des conventions. Le savant lord conclut que ce n'est ni le devoir ni le désir du Conseil privé d'interpréter étroitement cette loi. Il revenait à ce dernier de donner à cette loi une interprétation généreuse.
Le XXe siècle a vu l'avènement de l'égalité des femmes et des hommes dans les professions, le droit de vote, les relations de travail entre autres choses. Nous avons vécu un grand débat public.
Ces efforts ont été couronnés de succès par l'article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui se lit comme suit :
28. | Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. |
Nous pouvons dès lors affirmer que les droits et libertés garantis aux hommes doivent l'être également aux femmes.
Je sais bien que l'égalité entre les hommes et les femmes, dans la vie de tous les jours, n'est pas toujours chose acquise. Nous devons redoubler nos efforts afin que l'égalité véritable entre hommes et femmes soit une réalité quotidienne.
Le Canada est probablement la démocratie où l'égalité des sexes est la plus clairement exprimée dans la loi fondamentale du pays. L'article 28 de la Charte de 1982, qui est au cœur de la Constitution, fait l'envie de plusieurs démocraties. Ainsi, nos voisins du Sud n'ont pas encore réussi à inscrire cette égalité dans leur Constitution; le nombre des États qui se sont prononcés n'était pas suffisant pour répondre aux exigences de la formule d'amendement de la Constitution des États-Unis.
L'arrêt de 1929 est passé à l'histoire non seulement parce qu'il établit l'égalité des hommes et des femmes pour accéder au Sénat, mais également parce qu'il est devenu l'arrêt marquant qui affirme que la Constitution ne doit pas être interprétée comme une simple loi, mais de façon à faire évoluer ce document fondamental qui domine tous les autres, et de qui chaque loi doit tirer sa constitutionnalité.
Nos principes de droit ont beaucoup évolué au XXe siècle. Le Code civil du Québec a considérablement progressé au XXe siècle et une profonde réforme fut couronnée par l'avènement d'un nouveau Code civil du Québec en janvier 1994.
L'arrêt Muir Edwards fut le point de départ d'une évolution de l'égalité devant la loi, en vertu de la loi, et par la loi.
Le XXe siècle a vu l'avènement des droits et libertés à l'échellemondiale en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l'homme et, depuis quelques décennies, dans plusieurs Chartes dans nos démocraties. Il était temps ! Nous vivons à l'ère des chartes constitutionnelles et voilà que nous faisons de grands progrès.
Ces nombreuses chartes aident à compenser la violence sans précédent des deux grandes guerres mondiales du siècle qui vient de s'achever.
Dans toute l'Histoire, jamais un siècle n'a connu autant de progrès.
La Constitution est la loi du pays. Plus qu'une simple loi, elle transcende les autres. C'est la loi suprême du pays et elle doit être interprétée de façon généreuse et large.
L'affaire Muir Edwards est entrée dans l'Histoire, car elle a contribué à définir le mot « personnes » apparaissant à l'article 24 de la Constitution, et adémontré par le fait même que la Constitution n'était pas une loi comme les autres.
1 Traduction libre du cinquième élément.