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Les femmes sont-elles des personnes ? L’affaire « Personnes »
par Monique Benoit, Division des archives gouvernementales et de la disposition des
documents
« Après tant d’efforts - tenez bon.Nous perdons tellement,
dans nos vies privées et publiques, lorsque nous cédons, par
indolence ou pour d’autres raisons, le terrain gagné. » Emily
Murphy1
Le 18 octobre 1999 a marqué le 70e anniversaire de la victoire des cinq célèbres
Albertaines2 qui ont réclamé pour les femmes le statut constitutionnel de « personne »,
lequel allait les rendre admissibles à siéger au Sénat du Canada.En 1928, la Cour
suprême du Canada avait refusé leur demande, mais un an plus tard, le Conseil privé
britannique l’accueillait favorablement.C’est ainsi que l’on peut lire, à la fin d’un
jugement solennel de quatorze pages, que le mot tant contesté, « personnes », dans l’article
24 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB), inclut aussi bien les femmes
que les hommes et que, par conséquent, les femmes sont admissibles au Sénat.Emily
Murphy, instigatrice et chef de file du mouvement pour l’admission des femmes au Sénat,
avait tenu bon, ne cédant pas un pouce du territoire conquis.
Emily Murphy était depuis 1916 juge au tribunal d’Edmonton.Elle avait choisi
pour l’appuyer dans sa démarche quatre femmes exceptionnelles sur qui elle pouvait
compter à plus d’un titre : Nellie McClung, Irene Parlby, Louise McKinney et Henrietta
Muir Edwards.Militantes aguerries, elles étaient connues pour leurs activités politiques
et sociales, comme députés du Parlement de l’Alberta et comme militantes au sein
d’organismes féminins, des mouvements de tempérance et de suffrage universel.Nellie
McClung, comme Emily Murphy, était en plus écrivaine.Henrietta Muir Edwards,
rédactrice en chef d’un journal qui s’adressait aux femmes au travail, avait aussi rédigé
un traité sur les lois concernant les femmes. |
Emily G. Murphy (1868-1933), instigatrice de l’affaire « Personnes », écrivaine et
première femme à siéger comme juge municipale dans l’Empire britannique. Elle a
revendiqué les droits des femmes mariées, a été présidente nationale du Canadian
Women’s Press Club de 1913 à 1920, vice-présidente du National Council of Women
et première présidente de la Federated Women’s Institutes of Canada. Photo : gracieuseté des Archives Glenbow, Calgary, Alberta NA-273-3
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Le dossier du ministère de la Justice de cette cause célèbre, conservé aux Archives
nationales du Canada3, est classé sous le nom d’Henrietta Muir Edwards, ordre
alphabétique oblige.Ce fut en fait Emily Murphy qui pilota le dossier pendant les deux
années du déroulement de cette affaire.Elle entretint la correspondance, se renseigna sur
les procédures et recommanda l’avocat qui devait représenter les cinq femmes.Ses
lettres, intercalées dans la paperasse officielle, laissent entrevoir une femme persévérante,
diplomate et astucieuse.
L’admission des femmes au Sénat était une cause qui lui tenait à cœur pour
plusieurs raisons.D’abord, en 1916, le jour même de son entrée en fonction comme
première magistrate du Tribunal des femmes à Edmonton, elle avait dû essuyer la
contestation triomphaliste d’un avocat débouté, pour qui elle n’était pas une « personne ».
Il fondait son argument sur une décision rendue en 1876 par un tribunal anglais, tombée
en désuétude depuis, mais jamais abrogée.Ce tribunal avait déclaré que les femmes
étaient des personnes pour ce qui était des peines et des châtiments, mais non pour ce qui
était des droits et des privilèges.L’avocat avait donc enchaîné en concluant que « puisque
l’office de magistrat est un privilège, la présente titulaire est ici illégalement.Aucune
décision du tribunal qu’elle préside ne peut lier quiconque4. »
La Cour suprême de l’Alberta ne tarda pas à réparer cette injure en confirmant la
nomination d’Emily Murphy et la validité de ses jugements.Mais pour la première juge
municipale de l’Empire britannique, l’histoire n’allait pas en rester là, et tant pis pour
l’avocat qui venait de promouvoir à son insu la cause des femmes.Au cours des années
suivantes, plusieurs requêtes d’associations féminines, de journaux, ainsi que d’hommes
et de femmes de toutes les provinces proposèrent, puis réclamèrent la nomination d’Emily
Murphy au Sénat5.Ainsi, en 1921, Elizabeth B. Price, publiciste de la Federated
Women’s Institute of Canada, rapportait que le Conseil national des femmes, qui
représentait 450 000 femmes, avait appuyé à l’unanimité la résolution voulant qu’une
femme, Emily Murphy en l’occurrence, soit immédiatement nommée au Sénat du
Canada6.
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Henrietta Muir Edwards, (1849-1933), journaliste, suffragette et organisatrice, lutta pour
l’égalité des droits des femmes et des épouses, et pour les allocations familiales. En
1875, à Montréal, elle fonda la Working Girls’ Association, qui deviendrait un jour la
Young Women’s Christian Association (YWCA). Plus tard, lorsqu’elle habitait l’Alberta,
elle compila deux recueils de lois provinciales et fédérales concernant les femmes et
les enfants. Conception de Muriel Wood et Dennis Goddard, 1981, proposée pour le
timbre commémoratif en l’honneur de Henrietta Muir Edwards. Archives nationales du Canada, POS 3703
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Notes :
1.
Byrne Hope Sanders.Emily Murphy, Crusader, MacMillan, Toronto, 1945, lettre
à Isabella Scott, 30 octobre 1930, p. 252.
2.
Les journaux anglophones des années 1920 les avaient surnommées les « célèbres cinq ».
3.
Archives nationales du Canada, fonds du ministère de la Justice, RG 13, volumes
2524 et 2525, dossier C-1044.
4.
Nellie McClung.The Stream runs fast: my own story, Thomas Allen Limited,
Toronto, 1945, p. 186.
5.
Catherine L. Cleverdon.The woman suffrage movement in Canada, University of
Toronto Press, édition de 1974, p. 144.
6.
Archives nationales du Canada, fonds du ministère de la Justice, RG 13, volumes
2524 et 2525, dossier C-1044, lettre d’Elizabeth B. Price à l’honorable
C.J. Doherty, 18 juin 1921.
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