Les pages seront affichées en mode de visualisation MrSID. Étude des vieilles cartes : le monde vu par les cartographes d'autrefoispar Jeffrey Murray, archiviste de cartes, Bibliothèque et Archives CanadaLes vieilles cartes, surtout celles que les cartographes ont produites aux XVIe et XVIIe siècles, époque où la cartographie (l'art de dessiner des cartes) en Europe devenait une activité sérieuse, sont souvent remplies de beaux dessins inspirés des nouveaux continents. Pour les observateurs d'aujourd'hui, certains de ces dessins paraissent bizarres parce qu'ils mélangent des représentations passablement réalistes de la faune et des scènes de la vie locale montrant des monstres marins et autres créatures imaginaires. Si ces agencements peuvent nous paraître étranges, ils nous en disent long sur les perceptions qu'avaient les cartographes d'autrefois au sujet des nouvelles terres découvertes au-delà des frontières de l'Europe. Les cartographes qui dressaient les cartes de nouvelles terres avaient de grands espaces de terra incognita (« terres inconnues » en latin) et devaient trouver le moyen de remplir ces grands espaces vides. « Moins un pays était connu, plus il y avait d'espaces en blanc à remplir et plus il devenait nécessaire d'en donner les caractéristiques au moyen de dessins 1 » [traduction libre], a écrit le regretté Leo Bagrow, un des experts des anciennes cartes les plus réputés d'Europe, dans son livre History of Cartography. La solution du cartographe consistait à remplir les espaces libres sur leurs cartes avec des dessins de plantes, d'animaux et d'indigènes, et à aller au-delà de la simple cartographie en donnant une idée de ce que pouvait être la géographie de la région.
Peu de cartographes ont vu de leurs propres yeux les régions qu'ils devaient représenter sur carte. Seuls les plus fortunés avaient accès à des peaux d'animaux séchées ou à des objets culturels, ou encore plus rarement à des plantes ou à des animaux vivants. La plupart des cartographes devaient se fier à des rapports écrits (récits de voyage) et à des récits de seconde main. C'est peut-être ce qui explique pourquoi de nombreux dessins ne respectent pas l'échelle de grandeur -- par exemple, des castors de la taille d'un ours -- ou sont sans rapport avec la réalité -- comme un opossum dont la poche est à la hauteur des épaules plutôt qu'au niveau des hanches. Les cartographes ont surutilisé certaines espèces animales et en ont ignoré d'autres; ils aimaient montrer les plus gros mammifères ainsi que des oiseaux et des reptiles. À regarder certaines des cartes, on croirait que la forêt nord-américaine ne contenait que des cerfs, des ours, des castors, des rats musqués et des renards. Wilma George, anciennement zoologiste à l'Université Oxford, explique que c'est parce qu'on citait le plus souvent ces animaux dans les récits des explorateurs et que « la représentation des gros animaux permettait de créer un contraste plus frappant avec la réalité européenne que les insectes ou les escargots qui, pourtant, devaient aussi être omniprésents 2 ». Mais cette théorie de Wilma George n'explique pas pourquoi les cartographes dessinaient rarement certains gros animaux sur les cartes. Le bison d'Amérique du Nord, par exemple, n'a jamais été l'animal préféré des cartographes, malgré son abondance et son caractère unique à la région. Se pourrait-il que les cartographes n'aient été intéressés à montrer que les espèces ayant une importance économique évidente pour l'Europe? Le bison n'a eu aucune valeur pour les Européens jusqu'au milieu du XIXe siècle, époque où les cartographes ne dessinaient plus d'animaux sur leurs cartes. Même lorsqu'il est représenté, comme sur la carte du Mississippi de 1720 de Johann Baptist Homann, le bison ressemble beaucoup plus à une vache laitière docile qu'à une redoutable bête sauvage des plaines. Dès le début du XVIIe siècle, les terra incognita rétrécissaient et les cartographes possédaient de plus en plus de nouvelles informations géographiques à insérer sur leurs cartes. Ils ont donc déplacé progressivement leurs dessins de la nature vers les bordures décoratives. Ils ont également commencé à se servir de symboles pour représenter des idées sur la nature telles que les saisons, les différences entre les continents et la croyance grecque classique selon laquelle toute la matière se compose de quatre éléments -- la terre, le feu, l'eau et l'air.
Pour illustrer ces sujets, les cartographes se sont tournés vers la mythologie grecque et romaine. Par exemple, il n'est pas rare de voir Bacchus, le dieu du vin, représentant une des saisons par sa participation aux vendanges ou à la fabrication du vin, deux activités d'automne en Europe, ou de trouver Neptune, le dieu de la mer, assis sur un chariot fait de coquillages et représentant l'élément eau, ou encore de trouver une « princesse indienne », avec coiffure de plumes, arc et flèches, représentant les Amériques sauvages et indomptées.
Il serait toutefois trop simpliste de supposer que les illustrations de la nature des cartographes n'avaient d'autre but que de remplir de façon agréable les régions inexplorées. Au moins un géographe, feu Brian Harley, refusait de sauter à une telle conclusion. Il a dit que l'illustration du paysage nord-américain ressemblait à bien des égards à ce qu'on retrouvait sur les cartes européennes de la même époque. Se pourrait-il que les cartographes européens aient, à défaut d'information, rempli le paysage américain de symboles qui leur étaient familiers? Ou la similitude découlait-elle d'un acte inconscient de donner aux nouvelles terres un aspect moins inquiétant pour les investisseurs et les colons potentiels?
Harley soutient la seconde hypothèse. Lorsque la noblesse européenne examinait ces cartes, elle voyait, au lieu des terres étrangères, des paysages peuplés d'une faune connue. Pour rendre ces nouvelles terres encore moins particulières, les caricaturistes encadraient toute la carte de gravures européennes en ne tenant pas compte souvent que ces terres appartenaient aux Autochtones. La terra incognita apparaît comme un territoire inhabité que les nations d'Europe pouvaient se diviser et habiter. Harley précise que les cartes de ce genre reflètent l'attitude colonialiste de l'Europe, qui s'accordait le droit de prendre possession et de gouverner des terres à l'extérieur de ses frontières. Autrement dit, leurs cartes constituent des images ethnocentriques : un permis pour s'approprier les territoires illustrés. Si la main du cartographe était vraiment guidée par des motifs inconscients, plusieurs de ces cartes peuvent être perçues plus comme des annonces que des représentations d'un nouveau territoire. Par exemple, la carte de la Nouvelle-France préparée par Champlain en 1612 offre un panorama visuel de la richesse du Canada : les castors, les renards, les cerfs et autres animaux font allusion à la traite des fourrures, alors que l'abondance de la vie marine, des forêts et des fruits souligne la diversité des ressources naturelles du pays. En réalité, la carte de Champlain résulte d'un effort astucieux mais inconscient effectué en vue d'obtenir du soutien pour faire de futurs investissements et entreprendre des expéditions. « La carte, selon le collectionneur Joe Armstrong, est ... l'œuvre ... d'un habile psychologue [et] promoteur 3. »
Quelle que soit l'interprétation qu'on en fasse, on ne peut nier le fait que les cartes produites au cours de la période des grandes explorations européennes sont magnifiques : un mélange unique de science et d'art rarement égalé. Cependant, ces chefs-d'œuvre sont rarement exposés dans les musées ou les galeries d'art parce que les historiens de l'art ne leur accordent aucune importance et les scientifiques les considèrent comme des reliques surannées. Néanmoins, ces cartes d'autrefois peuvent être très révélatrices du monde dans lequel elles ont été créées. Notes
Autres lecturesAnimals and Maps de Wilma George, Londres, Secker and Warbug, 1969, 235 p.
The Road to There: Mapmakers and Their Stories de Val Ross, Toronto, Tundra Books, 2003, 146 p
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