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Grouard, du rêve à la réalité : Grouard, en Alberta, et la construction de la ligne de chemin de fer Emonton - Dunvegan - Colombie-Britannique
par Richard Brown |
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La Première Avenue, Grouard (Alberta)
(C-136064)
En 1913, Grouard, en Alberta, était une petite ville en plein essor qui comptait plus d'un millier de résidants. On trouvait dans cette « métropole des Prairies » deux écoles, un dentiste, quatre médecins, deux avocats, un optométriste, deux pharmaciens et un médecin vétérinaire, de même que vingt magasins généraux, deux magasins à rayons, six hôtels, trois églises, deux banques, une compagnie de transport par bateau, l'Anglo-Colonial Investment Company et cinq bureaux de cadastre, y compris le bureau de cadastre fédéral. La ville possédait également une caserne de sapeurs-pompiers, un cinéma, une centrale électrique, un bureau de poste, une usine d'embouteillage, une patinoire et un garage; le territoire municipal était quadrillé de rues, bordées de trottoirs sur une longueur de trois kilomètres, où circulaient les automobiles et les chevaux. II y avait de nombreux saloons, salons de barbier et restaurants, un détachement de la Royale Gendarmerie à cheval du Nord-Ouest et pas moins de six salles de billard. La municipalité possédait même un orchestre de cuivres composé de vingt musiciens. Dans la plus pure tradition du battage publicitaire, le papier à en-tête de la Chambre de commerce de Grouard était orné d'illustrations urbaines et portait des slogans optimistes affirmant que la ville était la « future métropole de la vaste région de la rivière de la Paix » et « la première ville de l'Ouest »; au verso, on y voyait un plan d'une municipalité modèle, nichée à l'extrémité nord-ouest du Petit lac des Esclaves, agrémentée de parcs et de sentiers forestiers, desservie par un réseau routier se déployant dans toutes les directions, possédant un centre des affaires et des rangées de terrains cadastrés à des fins résidentielles. Un guide produit à cette époque allait même plus loin en affirmant que Grouard était « la capitale du Nord » et portait en page couverture une illustration montrant le passé, le présent et l'avenir de la ville qui allait devenir une place commerciale de première importance. Les auteurs de cette brochure affirmaient en toute confiance : « Grouard, portée de l'avant par sa prospérité actuelle et par les forces qui l'animent, est à l'aube d'une ère sans précédent. » Malgré tout, une décision prise durant l'été 1913 allait irrémédiablement anéantir les espoirs et les aspirations des gens d'affaires et des résidants de Grouard. En effet, la ligne de chemin de fer Edmonton - Dunvegan - Colombie-Britannique (EDBCR), alors en construction en direction nord depuis la capitale provinciale, Edmonton, ne passerait qu'à dix-neuf kilomètres au sud de Grouard. C'en était fait de la prospérité économique de Grouard.
La fin d'un rêve
La compagnie de chemin de fer n'avait jamais eu l'intention de faire passer la voie ferrée par Grouard. En effet, aucune des demandes d'approbation des trajets présentées au ministre fédéral des Chemins de fer et Canaux, à Ottawa, en 1911 et 1912, ne mentionnait cette ville. En fait, d'après toutes les cartes des tracés déposées devant le ministre, il ne fait aucun doute que la voie ferrée se dirigeait ailleurs. Par contre, la possibilité que Grouard se trouve sur la voie principale du chemin de fer n'avait jamais été catégoriquement repoussée. Jusqu'au printemps 1913, à la suite des pressions exercées par l'Anglo-Colonial Investment Company pour connaître la vérité quant aux rumeurs qui circulaient alors, le sous-ministre adjoint fédéral a tergiversé, prétendant que le trajet approuvé à ce moment-là n'était pas final et que la compagnie (EDBCR) pouvait demander une révision. Ce bureaucrate « raseur », comme l'a qualifié plus tard le maire de Grouard, n'a cependant pas réussi à dissiper les craintes des investisseurs locaux, et la Chambre de commerce a eu tôt fait de découvrir la gravité de la situation. À la suite de la lettre adressée au ministre, dans laquelle la Chambre de commerce demandait instamment que le chemin de fer passe par Grouard, une copie de la réponse des représentants de la compagnie de chemin de fer à Ottawa, Pringle and Guthrie, avocats, a été transmise dans l'Ouest. Cette lettre est très claire : « Le projet de construire une gare à Grouard ne mérite pas d'être pris sérieusement en considération parce qu'il faudrait alors rallonger la voie ferrée de près de douze milles [dix-neuf kilomètres] par rapport au tracé général, et la même distance au retour, soit un total d'environ vingt-quatre milles [trente-huit kilomètres]. »
Pourtant, la Chambre de commerce de Grouard avait jusqu'alors orchestré, sans aucune garantie, une campagne de relations publiques remarquablement réussie, mais tout à fait trompeuse, dans laquelle on annonçait que la ville était une plaque tournante pour quatre grandes compagnies de chemin de fer (en fait, sur la couverture de la brochure, on en indiquait cinq) y compris, en plus de la ligne EDBCR, la Canadian Northern Railway, la Peace River and Great Western Railway, ainsi que l'Alberta, Peace River and Hudson Bay Railway, cette dernière reliant apparemment Grouard au centre du monde commercial en fournissant une voie directe vers la Grande-Bretagne par l'intermédiaire d'un terminal maritime situé à la baie d'Hudson. Avec les chemins de fer, tout le reste devait suivre, ce qui était suffisant pour susciter encore plus l'intérêt de l'étranger le plus optimiste, comme on l'affirmait dans la brochure. C'était à tout le moins du capitalisme spéculatif optimiste à son meilleur et, sans nul doute, s'agissait-il d'une entreprise inégalée jusqu'alors, tant au niveau de l'envergure que de la conception. La philosophie qui animait l'expansion urbaine dans l'Ouest était démesurément optimiste, ce qui donnait parfois lieu à d'amères déceptions, comme dans le cas du projet Grouard.
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