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Les femmes sont-elles des personnes ? L’affaire « Personnes » (page 2)
Il y avait toutefois de fortes réticences à vaincre, comme en témoigne une note
manuscrite du juge Newcombe, rédigée dans la marge d’un mémoire qui tentait de clore
la discussion.Selon lui, les femmes ne sont pas qualifiées, parce que le mot « sénatrice »
n’existe pas en latin et que « sénateur » ne peut donc désigner qu’un homme7.
Le 4 février 1928, il refusa d’entendre comme juge l’affaire « Personnes ».
Pour Emily Murphy, l’admission des femmes au Sénat était aussi l’aboutissement
de trois décennies de luttes menées par les Albertaines pour améliorer leur sort.En
militant au sein d’organismes féminins, elles avaient obtenu le droit de vote, la
prohibition et de meilleures conditions économiques pour les fermiers.En 1916, les
femmes avaient eu le droit de voter et de se porter candidates aux élections au Manitoba
et en Alberta.En 1917, elles votaient au fédéral à la place des hommes partis à la guerre,
mais l’année suivante, c’est en leur propre nom que toutes les Canadiennes avaient pu
voter.Après l’élection, en 1921, d’Agnes McPhail, qui devenait la première femme à
siéger à la Chambre des communes, la question de l’admission des femmes au Sénat se
posa avec une acuité renouvelée.Le décès d’un sénateur de l’Alberta en 1922 raviva
l’ardeur au combat des cinq Albertaines, qui saisirent l’occasion pour proposer la
nomination d’Émily Murphy.
Cette tentative se heurta au même écueil qu’avant.« Hélas, répondait-on sur un
ton de profond regret, le plus cher souhait des honorables messieurs du Sénat est d’ouvrir
le Sénat aux femmes, mais l’AANB n’a pas prévu leur admission et d’ici à ce qu’il soit
modifié, il faudra une sérieuse réflexion et beaucoup de temps8. »
Quelques années plus tard, le premier ministre Mackenzie King fit preuve de bonne volonté en demandant au
sénateur McCoig de Chatham de proposer la modification requise.La motion fut dûment
inscrite à l’ordre du jour du 25 juin 1923, mais faute de temps, semble-t-il, elle ne fut ni
présentée ce jour-là ni réinscrite ultérieurement.
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Louise McKinney (1868-1931), femme politique et militante de la tempérance. Elle présida la Dominion Women's
Christian Union et fut élue à l'Assemblée législative de l'Alberta en 1917 comme représentante de la ligue
non partisane. Photo : gracieuseté des Archives Glenbow, Calgary, Alberta NA-825-1
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En somme, l’AANB demeurait un paravent derrière lequel les sénateurs et le
gouvernement fédéral abritaient leur refus d’agir.Si bien qu’en 1927, Emily Murphy
décida de mettre à l’épreuve la solidité du paravent, invoquant un article peu connu de la
Loi sur la Cour suprême, qui permettait à cinq personnes d’envoyer une requête au
gouvernement pour obtenir une interprétation d’un point de droit de l’AANB.Cet article
stipulait aussi que le gouvernement assumerait les frais de cette requête.C’est ainsi que
le 27 août 1927, Emily Murphy invita Nellie McClung, Irene Parlby, Louise McKinney et
Henrietta Muir Edwards à signer avec elle une pétition adressée au gouverneur général,
demandant que la Cour suprême réponde à deux questions : le gouverneur général ou le
Parlement du Canada ont-ils le pouvoir de nommer une femme au Sénat ?Le Parlement
du Canada a-t-il le pouvoir constitutionnel, en vertu de l’AANB ou autrement, d’établir
des modalités pour la nomination d’une femme au Sénat canadien ?
L’article 24 de l’AANB traite des nominations au Sénat et stipule que « le
gouverneur général mandera au Sénat, de temps à autres, des personnes ayant les qualités
requises ».Ces qualités sont définies à l’article 23 et portent sur l’âge, la citoyenneté, le
statut de propriétaire, l’état financier et la résidence des candidats.Même si de
nombreuses femmes répondaient à ces critères, il restait néanmoins à savoir si elles
étaient des « personnes ».
La pétition arrivait à un moment opportun : à l’ordre du jour de la Conférence
fédérale-provinciale qui se tenait justement en 1927, on avait inscrit une discussion sur la
réforme du Sénat.La deuxième question des cinq femmes portait précisément sur les
procédures de modification de l’AANB.Cependant, la question de l’admission des
femmes au Sénat n’en faisait pas partie.
Le premier ministre Mackenzie King transmit la pétition au ministre de la Justice,
l’honorable Ernest Lapointe.Ce dernier était d’avis que, malgré les conclusions
précédentes, ce serait justice envers les femmes du Canada d’obtenir une décision de la
Cour suprême.Le comité du Conseil privé accepta la recommandation du ministre de la
Justice et le 19 octobre 1927, présenta la question suivante à la Cour suprême : « Est-ce
que le mot “personnes” dans l’article 24 de l’AANB de 1867 comprend les personnes de
sexe féminin ? »Le 29 octobre, la Cour suprême annonça que la cause serait entendue en
février 1928, mais l’audience fut reportée au 14 mars à la demande de la Cour supérieure
du Québec.Les provinces furent invitées à émettre une opinion juridique sur la
nomination des femmes au Sénat.Toutes déclinèrent l’invitation, sauf le Québec9 et
l’Alberta.La cause fut entendue en présence des requérantes, du procureur général du
Canada et du procureur général de la province de Québec.L’avocat N.W. Rowell, c.r.,
ancien chef de l’opposition libérale en Ontario et favorable au suffrage féminin,
représentait les requérantes ainsi que le gouvernement de l’Alberta10.
Entre temps, Emily Murphy apprit que le libellé de la question soumise à la Cour
suprême différait de celui qu’elle avait proposé.Sans perdre de temps, elle écrivit le
9 novembre 1927 au sous-ministre de la Justice, W. Stuart Edwards, pour récuser la
formulation de la question et demander son retrait.Les requérantes, disait-elle, sont
extrêmement étonnées de cette transposition de leur question.Elles avaient évité
d’utiliser le mot « personnes » parce qu’à diverses reprises, les représentants de la
Couronne avaient déclaré publiquement que les femmes n’étaient pas des « personnes »
selon l’AANB.Elle souligna aussi l’omission de leur deuxième question sur la possibilité
d’une modification constitutionnelle advenant un refus à leur requête.Pour clarifier
davantage la situation et éviter d’autres délais, elle posa une troisième question : « Si un
statut est nécessaire pour que les femmes puissent être admises au Sénat, ce statut doit-il
être promulgué par le Parlement impérial d’Angleterre ou peut-il l’être par le Parlement
ou le Sénat du Canada ? »
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Notes :
7.
Ibid., memorandum au sous-ministre, 18 mai 1921.
8.
Nellie McClung, op. cit., p. 186.
9.
Cleverdon, op. cit., p. 152.Le Québec se retira de la cause quand elle fut portée
en appel à Londres
10.
Archives nationales du Canada, fonds de la Cour suprême du Canada, RG 125,
volume 563, dossier 5426.Ce dossier contient principalement les arguments de la
défense, du procureur général du Canada, du procureur général du Québec, ainsi
que le décret no 2034 du Conseil privé référant la cause à la Cour suprême le
19 octobre 1927.
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