Julius Grey
La Charte : ses réalisations et ses détracteurs
Traduit par Bibliothèque et Archives Canada
Lorsqu'on a adopté la Charte, les juristes avaient surtout peur qu'à cause de la souveraineté du Parlement dans notre système légal, les tribunaux appliquent une version édulcorée de la Charte, au point de la rendre marginale comme cela avait été le cas avec la déclaration des droits aux États-Unis. Pourtant ce n'est pas arrivé et la Charte est maintenant un des outils les plus utiles de la justice. En effet, notre droit criminel, notre droit linguistique et notre droit administratif ont été transformés depuis son entrée en vigueur. Les effets les plus importants sont sans aucun doute l'atteinte de la paix linguistique, l'acceptation de l'homosexualité en tant que forme naturelle d'expression sexuelle humaine, l'enchâssement du droit d'association et de la liberté de refuser les associations importunes, la reconnaissance du droit fondamental d'être entendu et la nécessité de rechercher et de juger les criminels tout en étant équitable et en protégeant la vie privée. Eu égard à toutes les normes, la Charte est une réussite incroyable.
Et pourtant, la Charte n'a jamais été aussi menacée et aussi injustement critiquée qu'aujourd'hui. Cette critique prend souvent la forme d'un appel populaire selon lequel « la majorité l'emporte ». On dit que les juges sont moins bien placés que les députés pour prendre de grandes décisions parce qu'ils n'ont pas été élus. Le problème, c'est que les adeptes de ce type de populisme ignorent le peu de pouvoirs de chaque député pris dans un système dominé par les partis politiques et les puissants groupes de pression.
C'est plutôt malheureux que de nombreux Canadiens adoptent la pensée populiste alors que les sondages indiquent qu'ils sont généralement en accord avec les décisions des tribunaux. On comprend mieux ce phénomène si on étudie le modèle américain.
Les États-Unis sont enfermés dans un tel conservatisme moderne que le militarisme judiciaire est maintenant généralement reconnu comme étant abominable pour la démocratie. Notamment, la nomination de juges reconnus pour leur « retenue » est devenue une marque de commerce bien républicaine. Puis, si on se demande ce que les tribunaux ont fait pour provoquer cette réaction, on se rend compte qu'il ne s'agit que de deux grands enjeux : l'intégration des Afro-Américains et la légalisation de l'avortement. C'est tout un paradoxe. La société américaine est prête à sacrifier de futures avancées juridiques, mais elle semble pourtant soutenir les précédents succès juridiques. Cette contradiction est d'autant plus frappante quand on sait qu'aucun parti politique n'aurait pu réussir facilement à intégrer les Afro Américains ou à légaliser l'avortement puisque d'importants groupes de pression s'y opposaient. De nos jours, personne ne remet en question l'intégration des Afro-Américains et les groupes de pression pro vie représentent une minorité, mais les politiciens d'aujourd'hui font que de tels changements sont bien peu probables à l'avenir.
- Texte illustré de la Déclaration Canadienne des Droits qui engage le gouvernement fédéral à la reconnaissance et à la protection des droits de la personne et des libertés fondamentales; elle est signée par le premier ministre John Diefenbaker, 1er juillet 1960
Source - Programme officiel du cérémonial du premier ministre Brian Mulroney entourant la présentation officielle d'une statue du premier ministre John Diefenbaker sur la colline du Parlement, Ottawa, 18 septembre 1986
Source - Caricature politique de Roy Carless, intitulée « On the Horn of Dilemma » (Sur la corne du dilemme), qui représente le premier ministre Brian Mulroney tenant en main un document d'une décision de la Cour suprême, tout en étant accroché au bout d’une corne de rhinocéros portant l'étiquette « Abortion Issue » (L'enjeu de l'avortement), vers 1989
Source
Les exemples canadiens sont semblables, bien qu'ils soient moins tranchants. Nos tribunaux n'ont pas outrepassé leurs limites. Le droit criminel est devenu plus juste, fonctionne encore efficacement et en fait, il y a moins de crimes qu'auparavant. Des concepts comme l'obscénité et la haine ont été circonscrits, mais les tribunaux ont laissé le choix au législateur de décider s'ils devraient le demeurer ou non. Le droit du Québec de protéger le français a été fortement réaffirmé, tout comme les droits des minorités linguistiques du Canada, en anglais ou en français, ont été renforcés. On a obtenu une certaine liberté pour ce qui est de l'avortement. Et contrairement à ce que nombreux pensent, les tribunaux n'ont pas fait du mariage gai une obligation constitutionnelle, mais seulement une égalité pour les homosexuels. Ils ont fait montre de beaucoup de retenue.
La plupart des Canadiens sont en accord avec tous ces résultats malgré une opinion publique un peu plus divisée sur l'avortement. Pourtant, de nombreux citoyens sont séduits par cette idée que nous avons souffert d'une intrusion excessive des tribunaux.
Une part de cette réaction est normale. Les opinions et les attitudes des gens varient d'une époque à l'autre et nous sommes présentement à une époque plus circonspecte que durant les années 1980 ou 1990 par exemple. Cette situation est surtout causée par la méconnaissance des Canadiens des décisions des tribunaux : ils ne se rendent pas compte à quel point ces décisions ont été modérées et respectueuses de la tradition canadienne.
Bien sûr, les tribunaux peuvent aller trop loin. L'histoire nous a maintes fois prouvé que les jugements qui sont au-delà des capacités morales d'une société ne pourront jamais être appliqués. Par exemple, pourriez-vous concevoir un jugement favorable aux homosexuels il y a 50 ans? Ces limites ne devraient cependant pas nous mener à croire que les tribunaux devraient laisser tomber leur juste rôle, soit de protéger les individus des majorités hostiles et de s'assurer que les politiciens ne sont pas pris en charge par des partis intéressés ou des groupes de pression. On peut donc espérer qu'au cours des prochaines années, les tribunaux tiendront tête à la pression populiste et continueront d'utiliser la Charte pour protéger les individus et assurer la progression de la justice sociale.
Julius H. Grey enseigne et pratique le droit à Montréal.
Ressources complémentaires
« Julius Grey ou l'éloge de la liberté », Tolerance.ca
www.tolerance.ca/Article.aspx?ID=94&L;=fr
(consulté le 24 octobre 2006)