Severn Cullis-Suzuki
Libertés et droits
Traduit par Bibliothèque et Archives Canada
Libertés et droits : ces deux mots ont des définitions qui varient selon votre expérience personnelle. Il n'y a que quelques générations, j'aurais été traitée comme une citoyenne de deuxième classe puisque je suis la preuve du péché des relations interraciales. En plus, je suis une femme, je n'aurais peut-être pas été traitée comme une personne du tout! Mais j'ai grandi dans le Canada actuel et les choses ont bien changé : je vis plutôt bien! Mes droits de participation à la démocratie et mes libertés en tant que citoyenne n'ont jamais été menacés.
Je pourrais alors tenir ces mots pour acquis si ce n'était de la mémoire de ma famille et de mes amis. Je suis bien trop consciente de ma chance d'être née au bon moment et de combien je profite des efforts de générations de gens qui se sont battus pour la justice sociale. Dans la cuisine, ma mère, une immigrante et une féministe, me rappelle que bien que nous ayons beaucoup de chemin à parcourir dans plusieurs domaines, notre société a beaucoup évolué depuis qu'elle avait mon âge! Mon père me rappelle, par son travail, sa vision et sa détermination, combien il a été transformé par les préjugés et l'oppression gouvernementale en tant que Canadien d'origine japonaise sur la côte Ouest durant la Deuxième Guerre mondiale. Puis mes nombreux amis des Premières nations me font réaliser toute l'histoire des injustices endurées par les Canadiens de différentes origines ethniques. Quand je lis la Charte, je me souviens d'où elle vient. Lorsque je lis la section sur les droits démocratiques, je me souviens que le droit de vote pour tous est une réalité bien récente, aussi récente que la fin du XXe siècle. Les femmes du Québec n'ont obtenu le droit de vote qu'en 1940. Ce n'est qu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1948, que les Canado-Japonais ont pu voter. Ils ont eu de la chance : les tous premiers Canadiens, les peuples autochtones, n'ont pas eu le droit de vote avant 1960! Bien que la Charte donne ce droit à tous les citoyens canadiens, les patients en santé mentale et les prisonniers n'ont obtenu le droit de vote qu'en 1988 et en 2002 respectivement. Ces droits viennent tout juste d'être accordés et j'en suis toujours aussi surprise.
Vaut mieux tard que jamais, dira-t-on! Nous ne sommes pas parfaits, mais la Charte canadienne des droits et libertés est la déclaration officielle des valeurs que nous souhaitons encourager dans notre société. Il ne s'agit pas d'une déclaration claironnant notre identité, mais d'une liste des valeurs auxquelles nous croyons et continuerons d'aspirer. Nous pouvons être idéalistes sans être naïfs. Nous pouvons être critiques sans être blasés. Ces valeurs, toutes bien alignées sur une seule page, nous rendent tous fiers d'être Canadiens et je suis fière d'avoir grandi sous la protection de ce document. En lisant ses nobles valeurs, je me sens chanceuse, fière et en sécurité. Nous avons clairement évolué en tant que société.
C'est donc avec cette conviction que j'ai demandé comme ça à mon père, ce qu'il pensait de notre définition officielle des droits et des libertés. Après en avoir brièvement discuté, je me suis mise à douter. Il m'a demandé : A-t-on vraiment mis la force de ce document à l'essai? Avons-nous éprouvé la robustesse de ses pouvoirs? Qu'en est-il de notre volonté de vivre selon ses idéaux? Il m'a rappelé que la Charte n'a connu qu'une période de prospérité et de paix. Il m'a rappelé comment ses parents et lui étaient nés au Canada, qu'ils étaient des immigrants de troisième génération vivant leur citoyenneté pleinement, vivant des vies normales alors qu'une loi de guerre a mené le gouvernement à les priver soudainement de leur liberté. Il a ajouté combien ces idéaux n'étaient qu'aussi bons que leur pouvoir en temps de menace. C'est bien facile de dire que tous les citoyens ont des droits lorsqu'il n'y a pas de problèmes : la véritable épreuve n'est que lorsque le pays entier est menacé.
- Des Canadiennes d'origine japonaise se faisant transférer en train dans des camps d'internement à l'intérieur de la Colombie-Britannique, 1942
Source - Timbre-poste illustrant le drapeau canadien et les armoiries stylisés commémorant le rapatriement de la Constitution, 1982
Source - Lettre décrivant une résolution de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture, demandant une enquête sur les concepts fondamentaux de liberté, de démocratie, de droit et de légalité, 24 décembre 1948
Source
Et soudainement, la fragilité de ces idéaux est évidente. Nos droits et nos libertés seront-ils protégés en cas de guerre ou de menace? Nous ne le savons pas encore. Je suis certaine que tous les parents souhaitent que leurs enfants grandissent sans connaître l'oppression et pourtant, l'ironie veut qu'en grandissant dans une société sans préjugés, nous ayons perdu notre vigilance. Même si nous n'avons pas vécu les préjugés, nous devons protéger nos droits et demeurer suffisamment informés pour protéger nos magnifiques et si fragiles idéaux.
Je ne suis qu'à une génération de ceux qui ont été emprisonnés par le gouvernement dans les montagnes de la Colombie-Britannique. Je me demande combien prudente est ma génération. Dans tous les aléas de l'histoire, nous devrons passer à travers des périodes moins faciles. Ne serait-ce que cette semaine, en juin 2006, nous avons été témoins de l'incertitude et de la peur du terrorisme parmi nos concitoyens et de la condamnation médiatique de suspects avant même qu'ils aient eu droit à un procès juste et équitable. Cette semaine, à Ottawa, dans notre capitale multiculturelle, mon chauffeur de taxi immigrant a dénoncé tous les pratiquants de la religion de ces suspects et a déclaré que le Canada devrait purement et simplement fermer ses frontières à tous les immigrants. Ce sont des pensées bien ségrégationnistes en temps de paix.
La véritable épreuve de la Charte canadienne des droits et libertés reste toujours à venir.
Severn a participé à plusieurs luttes sociales et écologiques au cours de sa vie et elle encourage ardemment les jeunes à s'exprimer sur leur avenir. Elle réalise présentement une maîtrise en ethnoécologie qui tisse des liens entre les éléments auxquels elle a été exposée toute sa vie : la nature, les croyances traditionnelles, la science, les tendances sociétales et la politique sur la côte Nord-Ouest. Elle croit fermement que sa quête de compréhension traditionnelle et scientifique l'aidera à promouvoir la culture de la diversité, de la viabilité et de la joie.
Ressources complémentaires
« Everyone has the ability to be a revolutionary: Cullis-Suzuki », The Gateway
www.gateway.ualberta.ca/view.php?aid=6685
(en anglais seulement), (consulté le 24 octobre 2006).