L'ordre public et les Irlandais du XIXe siècle au Canada
David A. Wilson
Collège de l'Université de St. Michael, Université de Toronto (Ontario)
L'un des aspects les plus surprenants des relations canado-irlandaises en matière d'ordre public est l'écart appréciable entre les perceptions et la réalité. Aux yeux de beaucoup de gens, les Canadiens irlandais sont associés au désordre et au non-respect des lois et ont acquis la réputation de solides buveurs et batailleurs. Si cette façon de voir touche surtout les catholiques, elle peut également écorcher les protestants. Alexander MacKenzie, par exemple, pensait que tous les Irlandais, qu'ils soient protestants ou « papistes », ne valaient pas grand-chose. Beaucoup « d'orangistes », a-t-il écrit, « prêteraient allégeance au pape sans hésiter s'il leur fournissait suffisamment de whisky » [traduction], tandis que les catholiques, à son avis, étaient ineptes, paresseux et violents.
De tels stéréotypes se fondaient cependant sur une lecture très sélective de la réalité. Afin de vérifier si les Irlandais constituent une menace disproportionnée pour l'ordre public, on peut examiner quatre catégories de comportements, soit la violence sociale, la violence politique, les conflits ethnoreligieux et ce qu'on appelle aujourd'hui en Irlande « ordinary decent crime » (criminalité ordinaire et acceptable).
Au chapitre de la violence sociale, un des exemples les plus probants nous est donné par la « guerre des Shiners », de 1835 à 1837, dans le cadre desquelles des bûcherons irlandais se sont rassemblés pour faire plier l'échine de leurs concurrents canadiens français et ont terrorisé les habitants de Bytown (maintenant Ottawa).
Pour ce qui est de la violence politique, on peut citer les gestes des partisans d'Ogle Gowan, fondateur de l'Ordre d'Orange en Amérique du Nord britannique, qui ont fait subir une raclée à leurs rivaux pendant les élections de 1836.
Et que dire des conflits ethnoreligieux, qui ont ressurgi à plusieurs reprises au milieu du XIXe siècle, souvent attisés par les parades de la Saint-Patrick et des orangistes le 12 juillet. En 1849 à Saint John, notamment, les violences entre Irlandais catholiques et protestants ont entraîné la mort d'une dizaine de personnes.
Quant à la petite criminalité, les Irlandais catholiques en milieu urbain étaient toujours surreprésentés dans les tribunaux et les prisons et ce, à un point tel que l'évêque de Toronto, John Lynch, a conseillé à ses compatriotes de ne plus venir au Canada.
À l'époque, il y avait donc matière à former des préjugés; les stéréotypes, après tout, ne se matérialisent pas de rien. Mais il faut éviter de considérer ainsi des épisodes particulièrement intenses comme étant typiques, et ne pas oublier que les Irlandais n'avaient pas le monopole de la violence au Canada. Si les statistiques en matière de criminalité étaient relativement élevées en contexte urbain, la grande majorité des immigrants irlandais avaient choisi de s'établir en région, et se sont rapidement acculturés aux normes canadiennes. Les généralisations s'appuyant sur le vécu des villes tracent un portrait fort peu évocateur des expériences et des comportements des Canadiens irlandais en général.
Qui plus est, l'inconscient collectif ne tient pas compte de l'étendue de la contribution de l'Irlande et de ses ressortissants au niveau de l'organisation de l'ordre public au Canada. La Royal Irish Constabulary (force constabulaire irlandaise) a en effet fourni à John A. Macdonald un modèle organisationnel pour la Gendarmerie royale du Canada, et la structure de maintien de l'ordre dans les Territoires du Nord-Ouest se fondait sur des précédents irlandais. Des anciens officiers de la Royal Irish Constabulary, de même que beaucoup d'immigrants irlandais, ont en outre joué un rôle important dans les divers services de police municipaux du XIXe siècle… ce qui a parfois causé des problèmes de partialité.
À Toronto, par exemple, les forces policières, principalement composées d'Irlandais protestants, ont souffert d'amnésie collective après qu'un groupe d'orangistes soit passé à l'attaque lors d'un souper de la Saint-Patrick au National Hotel en 1858; le magistrat chargé de l'enquête, lui-même disciple d'Orange, a cependant condamné publiquement les officiers qui avaient ainsi placé leur loyauté fraternelle avant la loi. Il est à noter que les Canadiens irlandais catholiques étaient de leur côté sous-représentés au sein de la police et de la magistrature, et leurs leaders se plaignaient souvent de la discrimination exercée par les orangistes dans le système judiciaire. Ce genre de déséquilibre variait toutefois en fonction des régions; dans le Canada-Est (maintenant le Québec), les Irlandais catholiques tendaient à occuper une place plus importante dans ce domaine qu'ailleurs en Amérique du Nord britannique.
Traduit par Bibliothèque et Archives Canada
David A. Wilson est professeur d'histoire et d'études celtiques à l'Université de Toronto. Il a écrit et révisé six livres, dont United Irishmen, United States et Ulster Presbyterians in the Atlantic World; il rédige présentement une imposante biographie de Thomas D'Arcy McGee.