Le « nouveau Tremaine » : la révision d'un incontournable en bibliographie canadiennepar Patricia Fleming, professeur, faculté des études en matière d’information, Université de Toronto Dans son article portant sur les premières années de la Société bibliographique du Canada, paru récemment dans Nouvelles de la Bibliothèque nationale, W. Kaye Lamb saluait les réalisations de deux bibliographes pionnières du Canada, prédisant que leurs travaux ne seraient probablement jamais remplacés. (Voir « Une époque lointaine : réflexions personnelles sur la fondation de la Société bibliographique du Canada », Nouvelles de la Bibliothèque nationale, vol. 28, no 6, juin 1996, p. 7-8). Étant l’un des successeurs de Marie Tremaine, je suis tout à fait d’accord. 1 Quand j’ai amorcé l’étude de l’édition dans le Canada naissant, il était clair qu’il fallait poursuivre ses recherches concernant le dix-neuvième siècle. 2 Faisant porter mes recherches sur les notices bibliographiques d’imprimés en Ontario et dans les provinces de l’Atlantique, parfois guidée par ses citations, j’ai commencé à remplir un dossier de documents imprimés au dix-huitième siècle non enregistrés ou non localisés. Entre-temps, le généreux legs de Marie Tremaine à la Société bibliographique du Canada, à son décès survenu en 1984, exigeait des suites. La Société créait la bourse de recherche Tremaine en 1987, qui constituait un moyen de partager son legs avec les milieux de l’enseignement. Une autre suite consistait à mettre à jour et à réimprimer son ouvrage A Bibliography of Canadian Imprints, 1751 - 1800, la pierre angulaire des études en bibliographie et en histoire du livre au Canada. J’ai fait appel à Sandra Alston, qui avait préparé un supplément à une autre bibliographie à laquelle avait collaboré Tremaine 3, et nous avons commencé à travailler sur le nouveau Tremaine en 1989. La University of Toronto Press, titulaire du droit d’auteur de 1952, s’est montrée intéressée à en publier une édition révisée, et le projet a bénéficié, pour les déplacements, de fonds du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Nous avons décidé de vérifier autant de localisations de bibliothèque originales de Tremaine que possible, de répertorier les exemplaires supplémentaires, et d’effectuer des recherches pour trouver de nouvelles notices. Comme nous en arrivons à la fin du projet, nous avons analysé au-delà de 3 000 imprimés dans plus de 50 bibliothèques et services d’archives au Canada, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les notes de localisation actuelles comprennent également des numéros de référence de l’ICMH concernant des documents disponibles qui font partie de la collection de microfiches de l’Institut canadien de microreproductions historiques. En passant en revue le recensement des exemplaires de Tremaine, nous en avons appris beaucoup au sujet de la croissance des bibliothèques canadiennes au cours des cinq dernières décennies. De riches collections comme celle du Séminaire de Québec (qui faisait partie de la bibliothèque de l’Université Laval à l’époque de Tremaine), des Archives nationales, et des Archives publiques de la Nouvelle-Écosse ont permis d’ajouter beaucoup d’autres notices. Les bibliothèques des universités de Dalhousie, McGill et Toronto ont soutenu le rythme de croissance des études canadiennes tandis que de nouvelles institutions, fondées depuis la publication des travaux de Tremaine en 1952, possèdent désormais des collections importantes des premiers imprimés, surtout la Bibliothèque nationale du Canada et la Bibliothèque nationale du Québec. La première a presque doublé sa collection de documents Tremaine, qui totalise maintenant plus de 300 imprimés du dix-huitième siècle, avec le transfert par les Archives nationales en 1995 de ses collections historiques de documents publiés. D’autres modifications comprennent l’acquisition par des bibliothèques canadiennes de 27 documents que Tremaine avait localisés seulement dans des services d’archives britanniques ou américains, et la dispersion de collections privées appartenant à Georges-Alphonse Daviault, J. G. Hodgins, Fred Ketcheson et d’autres. Certains de leurs livres sont désormais accessibles dans des institutions publiques, et s’accompagnent d’une inscription de propriété. Deux éditions d'un avis de vente de terres du Haut-Canada. Un nombre considérable des imprimés font partie de collections de manuscrits et ont été difficiles à localiser à partir des citations originales. Ainsi, au Public Record Office, en Grande-Bretagne, les documents ont été renumérotés, de sorte que le volume est différent et les notes sur feuilles de Tremaine ne sont plus précises, souvent déplacées de plusieurs centaines de feuilles. Heureusement, les Archives nationales ont filmé les dossiers du Colonial Office, et des exemplaires sont accessibles à Ottawa et dans les provinces. La propre collection de documents Tremaine des Archives nationales, largement répartie dans des archives officielles et des documents personnels, n’a pu être aussi facilement suivie étant donné que des groupes d’archives modernes ont été créés dans les années 1950, peu après que Tremaine eut trouvé des imprimés et cité leur localisation originale. Dans le cas de certaines collections, il nous a fallu balayer patiemment des microfilms. Les travaux de Patricia Kennedy, alors chef des Archives d’avant la Confédération, ont été plus efficaces. Elle a entrepris une analyse précise de l’usage qu’a fait Marie Tremaine des Archives nationales, invitant la génération actuelle de bibliographes et d’historiens du livre à étoffer les travaux de Tremaine portant sur les archives financières et les incomparables documents Neilson. 4 Michel Brisebois, de la Bibliothèque nationale, a déjà réagi par une étude sur les travaux d’imprimerie du Québec naissant. 5 Retracer des notices de Tremaine et analyser la vingtième copie de façon aussi étroite que la première qui a été localisée dénotent certes un degré élevé de professionnalisme en bibliographie, comme l’indiquent les deux éditions du même texte d’un avis de vente de terres du Haut-Canada. Les deux sont imprimées se faisant face sur une feuille repliée. Pourquoi ? Cela demeure une énigme, mais nous pouvons apporter une réponse à d’autres questions posées par nos collègues. La première est combien de mentions de Tremaine (copie localisée : aucune) avez-vous trouvé ? La seconde est combien d’imprimés nouveaux ou précédemment non enregistrés ajoutez-vous ? Quiconque s’est servi du Tremaine se rappellera que plus du quart de ses 1 200 notices n’étaient pas localisées. Ces imprimés sont documentés de façon méticuleuse à partir de sources primaires, telles des comptes gouvernementaux, des registres de l’imprimeur ainsi que des avis dans les journaux, mais aucune copie n’était disponible. Nous en avons trouvé plus de 50. Onze sont des almanachs sous forme de feuilles et de brochures du Québec et de la Nouvelle-Écosse, les derniers comprenant deux années du Der Neu-Schottlandische Calender d’Anthony Henry. À compter des premiers mois d’existence de l’imprimerie Brown et Gilmore du Québec, cinq imprimés de 1764 font état d’un différend commercial et, de fait, illustrent les nouveaux caractères du type Caslon que Gilmore avait achetés dernièrement à Londres. Le « pamphlet maudit et décrié » de l’extrémiste James Glenie du Nouveau-Brunswick est désormais disponible; il en va de même du mystérieux « Dialogue entre André et Brigite » du Québec. 6 Du côté officiel, nous disposons de la première proclamation de Thomas Carleton, publiée lorsqu’il a été nommé à la tête de la nouvelle province du Nouveau-Brunswick en 1784, de même que les Laws and ordinances de la ville de Saint-Jean, publié en 1796. Une édition montréalaise des Select Fables d’Ésope est maintenant localisée dans quatre bibliothèques canadiennes, tandis que le Catalogue of English French and Latin Books for Sale at the Printing Office de John Neilson, publié en 1800, est localisé à Harvard. 7 Un autre catalogue, qui doit être l’un des premiers ouvrages de botanique du Canada, accompagne les documents de Dartmouth aux Archives nationales. John Wright du Québec y offrait des semences du pays emballées pour expédition à partir d’une liste numérotée de 584 variétés. 8 Certificat d'inscription de la maison de la Douane de Halifax. Nous ajoutons plus de 200 notices bibliographiques d’imprimés nouvelles ou non signalées précédemment au Tremaine. La première, une proclamation en français publiée à l’été de 1752 par Peregrine Hopson, nouvellement nommé gouverneur de la Nouvelle-Écosse, constitue désormais l’imprimé canadien le plus ancien, si l’on excepte des numéros du Halifax Gazette. On compte neuf autres imprimés d’Halifax datant des années 1750, et six autres de 1761 à 1762, un ajout qui fait presque doubler la production signalée de la presse au cours de cette première décennie. La majorité de ces nouvelles notices constituent des proclamations officielles qui réglementent le commerce, la concession de terres, la milice et l’élection de la première Assemblée de la Nouvelle-Écosse; elles mettent en garde contre les dommages causés aux nouvelles bouées dans le port et le vol des brouettes provenant du King’s Yard; l’une invite « tous à maintenir un négoce juste et équitable avec les Indiens », tandis qu’une autre porte sur une journée d’action de grâce. Cette section d’Halifax comprend également un contrat liant des enfants apprentis de la crèche, un Rules and Orders du Union Fire Club, de même qu’un certificat d’inscription de la Maison de la Douane, une acquisition récente à la Bibliothèque nationale. D’autres imprimés qui ne figurent pas dans Tremaine, à partir de chaque décennie de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sont typiques de l’époque. Nous possédons des projets de loi et des lois, des proclamations et des almanachs, des sermons, des prières et des oeuvres de dévotion. La vie politique se manifeste dans des avis d’élection du Québec en 1792 et 1796, et dans le Haut-Canada en 1800. Il existe une satire politique écrite par le loyaliste Edward Winslow, et un pamphlet de 1794, Les Français Libres à leurs Frères les Canadiens, que le ministre de la Justice qualifia de « séditieux et perfide » et que le Gouverneur apporta avec lui en Angleterre au Colonial Office. Du côté des militaires, nous disposons d’un manuel d’Halifax et d’une affiche de recrutement du Niagara. Le commerce est représenté par un avis de vente aux enchères du Québec, la culture par le catalogue de la Bibliothèque de Montréal en 1797 et un programme de concert de 1786. 9 Des organisations telles que la Charitable Irish Society à Halifax et deux clubs de sapeurs-pompiers de Saint John ont laissé des éditions de leurs règlements, tandis qu’une loge maçonnique imprimait les noms des membres expulsés pour apostasie. Deux imprimés médicaux complètent cette enquête : une lettre de 1783 envoyée par l’évêque de Québec à ses curés, les priant d’encourager les personnes atteintes du mal de la Baie Saint-Paul à venir se faire soigner, et une liste d’instructions pour empêcher que ne se répande la fièvre jaune à Halifax, vraisemblablement en 1783. Oeuvre de dévotion. Même si le supplément au Tremaine se voulait un hommage à ses travaux, nous n’avons pas par ailleurs voulu l’imiter. Les nouvelles descriptions bibliographiques répondent à des normes élaborées depuis les années 1950, et s’accompagnent de notes complètes au sujet du papier, du caractère et de la reliure. La portée de nos travaux est également plus vaste. Ils comprennent un échantillon élargi de livres en blanc, qui étaient essentiels à la survie économique des premiers ateliers d’imprimerie, et ils nous rapprochent de l’usage quotidien de l’imprimerie dans la vie des Canadiens du dix-huitième siècle. Vu que beaucoup de ces livres en blanc contenaient des transactions d’ordre juridique ou officiel, ils ont survécu dans des collections de manuscrits entourés d’une documentation des événements pour lesquels ils étaient créés et utilisés. Dans certains cas, on peut retracer une transaction à partir d’un document manuscrit jusqu’à son imitation imprimée, puis jusqu’à des éditions ultérieures où le contenu et la forme fournissent des preuves intéressantes au sujet à la fois de l’imprimerie et de la société. Billet de loterie. À partir de 1764, il fallait verser un cautionnement pour quitter la province de Québec, dont huit des exemplaires qui ont survécu ont été modifiés à la main et récrits comme permis de poudre noire. Des permis d’exploitation de tavernes ou de restaurants s’accompagnaient normalement d’une attestation de bonne réputation; en 1769, le texte standard était imprimé avec une espace avant le « il » de sorte que le permis pouvait se lire « elle ladite », puisque beaucoup de femmes exerçaient ce métier. Des « permis d’Indiens », imprimés, qui remplaçaient un modèle manuscrit au Québec en 1769, comprenaient les produits de base de chaque expédition déjà imprimés dans la marge : rhum, brandy, vin, fusils et munitions. Dans la décennie suivante, leur permis n’accordait pas aux négociants le droit de livrer du wampum, sous forme de ceintures ou de crins. Lorsque Frederick Haldimand était gouverneur, il se servait de certificats dans des cérémonies de remise de médailles à des chefs autochtones. D’autres formulaires réglementaient les services postaux, la milice, et le mouvement des personnes et des navires. Il existe des contrats de mariage, des livres en blanc de procurations, des attestations de demi-solde, des certificats d’étranger, des permis de pêche, des permis d’arpentage et des concessions de terres. Quand Halifax a eu besoin d’une école publique en 1781, la ville a imprimé des billets de loterie; 10 deux ans plus tard, la construction d’une prison à Montréal était prévue de la même façon. Et en 1791, quand des loyalistes noirs amenés en Nouvelle-Écosse après la Révolution américaine acceptèrent l’invitation de la Sierra Leone Company à établir une colonie libre en Afrique de l’Ouest, une charte-partie d’affrètement (Charter-Party of Affreightment) fut remplie pour chacun des 15 navires. Des amis de Marie Tremaine nous ont dit qu’elle aurait été très heureuse de voir l’étoffement de ses recherches et maintenant, comme la Société bibliographique du Canada a entrepris un projet important concernant une « Histoire du livre au Canada », le matériau de base concernant le dix-huitième siècle est prêt pour les travaux à venir. ______ 1 Tremaine, Marie, A Bibliography of Canadian Imprints 1751 - 1800. Toronto: University of Toronto Press, 1952. 2 Fleming, Patricia Lockhart, Upper Canadian Imprints, 1801-1841: A Bibliography. Toronto: University of Toronto Press en collaboration avec la Bibliothèque nationale du Canada, 1988; Atlantic Canadian Imprints 1801 - 1820: A Bibliography. Toronto : University of Toronto Press, 1991. 3 A Bibliography of Canadiana, Second Supplement, 4 vol. Toronto : Metropolitan Toronto Library Board, 1985-89. 4 Kennedy, Patricia, «What Marie Tremaine Did Not Find: An Exploration of Archival Back Rooms», Papers of the Bibliographical Society of Canada/Cahiers de la Société bibliographique du Canada 30/1 (printemps 1992): 27-51. 5 Brisebois, Michel, The Printing of Handbills in Quebec City, 1765 - 1800: A Listing with Critical Introduction. Montréal : Graduate School of Library and Information Studies, McGill University, 1995. 7 Alston, Sandra, «Canada’s First Bookseller’s Catalogue», Papers of the Bibliographical Society of Canada/Cahiers de la Société bibliographique du Canada 30/1 (printemps 1992): 7-26. 8 Illustré à la page 179, dans Identités coloniales : le Canada de 1760 à 1815 de Bruce Wilson. Ottawa : Archives nationales du Canada, 1988. 9 Alston, Sandra, «The Earliest Canadian Music Program», Fountanus, v. (1992): 235-7. 10 Illustré à la page 187, dans Identités coloniales : le Canada de 1760 à 1815 de Bruce Wilson. Ottawa : Archives nationales du Canada, 1988. |