« Bel et bien morte »
Le déclin des romans en fascicules
C'était une de ces blondes aux yeux rêveurs qui font tressaillir le cœur d'un homme. N'oubliez pas que j'ai dit « c'était ». En effet, elle était bel et bien morte, affalée dans une position grotesque sur un divan affaissé, avec un trou rond et bleu au milieu du front, tel un troisième œil. [traduction] |
-- Introduction de « The Corpse Had One Shoe »
de Frederick Spenser Squires
Dare-Devil Detective Stories, décembre 1941
La Loi sur la conservation des changes en temps de guerre, principale responsable de l'essor de l'industrie canadienne du roman en fascicule, a été abrogée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945. Bien que la guerre ait fait place à une période de prospérité économique, le Canada s'est rapidement retrouvé en déficit commercial avec les États-Unis.
Il fallait donc intervenir dans cette situation, en dépit des circonstances que décrivait le premier ministre William Lyon Mackenzie King dans son journal : « La restriction des importations et exportations de produits américains vers le Canada est une politique qui, de façon générale, s'oppose précisément à ce que souhaitent les libéraux. » [traduction] (King, 1947, en ligne).
Néanmoins forcé d'adopter cette politique, le gouvernement a tôt fait de promulguer une loi, la Foreign Exchange Conservation Act, qui, entre autres, interdisait de nouveau les publications américaines dans les kiosques à journaux canadiens. L'industrie canadienne du roman en fascicule a donc bénéficié d'un sursis, mais de courte durée. En 1951, l'économie canadienne s'était suffisamment redressée pour qu'on lève les restrictions sur les importations des États-Unis (Bell, en ligne).
Le retour des romans américains sur la scène canadienne a donné du fil à retordre aux éditeurs canadiens qui tentaient de leur faire concurrence. De plus, d'autres médias, anciens et nouveaux, ont détourné une partie de la clientèle visée par les romans en fascicules, et ce, des deux côtés de la frontière. Carolyn Strange et Tina Loo (2004, p. 99) mentionnaient à ce propos dans True Crime, True North : « Les romans en fascicules ont couru à leur propre perte en annonçant les romans de poche à bon marché. Dès 1950, les porte-magazines des pharmacies ont été remplacés par des étagères tournantes remplies de romans torrides […] Les fascicules ont été éclipsés par des romans policiers et des histoires de durs à cuire, ainsi que par des films et des émissions de télévision. » [traduction]
Les fascicules comme Personal Confessions et Sensational Love Experiences pouvaient difficilement rivaliser avec la tentation irrésistible qu'exerçaient les romans de poche tels que Illicit Honeymoon et Midnight Sinners. La dose mensuelle de frissons que procuraient les fascicules Dynamic Western et Bill Wayne's Western Magazine n'était pas à la hauteur des films westerns présentés au cinéma du quartier, ni de la série « Lone Ranger », qui venait de prendre l'affiche à la télévision. Les histoires inspirées des manchettes, qui avaient été au cœur des romans en fascicules, alimentaient maintenant les intrigues policières au grand écran et à la télévision.
L'éditeur de romans en fascicules Henry Steeger a déclaré : « Les romans en fascicules ont été la principale source de divertissement pour des millions de personnes […] tel un écran de télévision noir et blanc immobile, auquel le lecteur pouvait incorporer les pensées les plus extravagantes que lui soufflait son imagination. » [traduction] (Hutchison, 1995, p. 7) Malheureusement pour Steeger et d'autres éditeurs, le public semblait maintenant préférer les images animées et réclamer de la couleur, et son imagination avait besoin de nouveaux stimulants. Les romans en fascicules avaient effectivement été la principale source de divertissement pour des millions de personnes, mais cela était chose du passé.
Ces publications spectaculaires ont, en définitive, connu une fin moins spectaculaire. La convergence des forces du marché, la baisse de l'intérêt du public et l'apparition de nouvelles formes de divertissement ont été si lourdes de conséquences pour les romans en fascicules qu'ils n'ont pu tenir le coup : ils ont disparu au milieu des années 1950. À l'instar de la victime décrite par Frederick Spenser Squires dans « The Corpse Had One Shoe », les romans en fascicules étaient fascinants, attrayants, percutants… et morts.
Références
Bell, John. « Les mesures de répression contre la bande dessinée », Au-delà de l'humour : L'histoire de la bande dessinée au Canada anglais et au Québec, Bibliothèque et Archives Canada (en ligne). www.collectionscanada.ca/bandes-dessinees/027002-8400-f.html (consulté le 15 juin 2005)
Hutchison, Don. The Great Pulp Heroes, Oakville, Mosaic Press, 1995.
King, William Lyon Mackenzie. « Kingsmere and Ottawa », 16 octobre 1947, p. 3. ArchiviaNet : Recherche en ligne. Le journal personnel de William Lyon Mackenzie King, Bibliothèque et Archives Canada (en ligne). http://king.collectionscanada.ca/FR/default.asp (consulté le 15 juin 2005)
Strange, Carolyn, et Tina Loo. True Crime, True North: the Golden Age of Canadian Pulp Magazines, Vancouver, Raincoast Books, 2004.