Des histoires à saveur « nordique »
L'industrie canadienne des romans en fascicules
La Loi de 1940 sur la conservation des changes en temps de guerre
En 1940, des changements importants sont survenus au Canada. D'abord, une révision constitutionnelle a permis au gouvernement de présenter et d'adopter la Loi sur l'assurance-chômage. De plus, le Parlement a adopté la Loi de 1940 sur la mobilisation des ressources nationales, loi controversée autorisant la conscription pour la défense du pays pendant trente jours, période qui s'est finalement prolongée pendant toute la durée de la Deuxième Guerre mondiale. C'est aussi en 1940 que les femmes ont obtenu le droit de vote au Québec.
Puis, en adoptant la Loi sur la conservation des changes en temps de guerre cette année-là, le premier ministre William Lyon Mackenzie King est devenu malgré lui le père de l'industrie canadienne du roman en fascicule.
Selon Carolyn Strange et Tina Loo (2004, p. 2), la Loi sur la conservation des changes en temps de guerre était destinée à préserver l'équilibre des échanges entre le Canada et les États-Unis. Pour ce faire, le Canada a interdit l'importation d'une vaste gamme de produits non essentiels des États-Unis, notamment des articles de luxe et de divertissement tels que la pâte de cacao, le champagne et les cartes postales illustrées (Statuts du Canada, 1940-1942, chap. 2, p. 11). Cette loi visait également un article qui était devenu pour plusieurs non pas un bien de luxe, mais un divertissement nécessaire pour fuir la dure réalité quotidienne : les romans en fascicules. Les termes de la Loi interdisaient précisément l'importation de toute publication périodique présentant des « romans policiers, des histoires à caractère sexuel, des aventures de cow-boys, des faits vécus et des confessions » (Statuts du Canada, 1940-1942, chap. 2, p. 11).
Romans policiers, sexe, aventures de cow-boys et confessions -- ces genres d'écrits se vendaient bien, et les éditeurs canadiens le savaient. Les lecteurs canadiens auraient toujours besoin de leur dose hebdomadaire de meurtres crapuleux, de femmes séduisantes aux œillades incendiaires, de furieuses galopades et de ruptures par des moyens détournés. Si les Américains ne pouvaient plus leur en fournir à cause de cette loi, quelqu'un d'autre devrait le faire.
L'essor des romans en fascicules
L'édition de décembre 1940 de la revue industrielle Canadian Printer and Publisher affirmait ce qui suit : « Il est possible que certains secteurs de l'industrie de la presse retirent des avantages des mesures annoncées par le ministre des Finances J.L. Ilsley à la Chambre des communes le 2 décembre. Parmi la longue liste d'articles qu'il est interdit d'importer de pays hors de la zone sterling1, principalement des États-Unis, figurent certains types de publications périodiques tels que les romans policiers, les histoires à caractère sexuel, les aventures de cow-boys et les confessions. » [traduction] (Canadian Printer and Publisher, 1940, en ligne)
Ces mots revenaient encore : romans policiers, sexe, aventures de cow-boys, confessions. Ajoutez à cette liste quelques autres genres (science-fiction, horreur et aventures à saveur « nordique », dans lesquelles on transposait des aventures de cow-boys dans le contexte des régions nordiques du Canada où les gendarmes de la police montée remplaçaient les cow-boys), et vous obtenez la gamme complète des publications qui allaient devenir la marchandise des éditeurs de fascicules canadiens.
Au début, les éditeurs canadiens avaient recours à des textes d'auteurs des États-Unis, et même à des copies piratées d'histoires publiées dans des magazines américains (Strange et Loo, 2004, p. 3). Après tout, ces auteurs étaient bien connus du public canadien et plusieurs d'entre eux avaient même développé une clientèle fidèle pendant la période où les romans américains à bon marché étaient vendus au Canada. Les lecteurs savaient quels auteurs racontaient les meurtres les plus sanglants, les liaisons amoureuses les plus osées et les histoires d'horreur qui leur glaçaient le sang.
Cependant, les romans en fascicules étaient publiés à un rythme tel qu'il fallait obtenir davantage d'histoires. Au Canada anglais, la plupart des publications paraissaient chaque mois ou tous les deux mois et pouvaient contenir jusqu'à dix histoires chacune. Afin de répondre à la demande, les éditeurs de romans en fascicules se sont mis à recourir de plus en plus aux auteurs canadiens et ont accepté les récits qui se déroulaient au Canada (Strange et Loo, 2004, p. 3). Les adeptes de ces publications, qui ne contenaient autrefois que des histoires américaines se déroulant aux États-Unis et mettant en vedette des personnages américains, se laissaient dorénavant emporter par des récits tels que « The Strange Story of Vancouver Cult » et « Trapping Winnipeg's Pock-Marked Frankenstein ».
Au Québec, où plusieurs titres hebdomadaires étaient publiés, s'est développé un réseau d'éditeurs qui faisaient presque uniquement appel à des auteurs locaux, en plus de rééditer et de mettre en séries des histoires publiées antérieurement par des auteurs européens. Les sources de récits en français étaient peu nombreuses. Peu d'auteurs américains maîtrisaient la langue française et connaissaient la culture québécoise suffisamment pour créer une histoire pour Les exploits fantastiques de Monsieur Mystère ou Les exploits policiers du Domino noir.
Les Canadiens écrivaient, publiaient et lisaient. L'industrie canadienne du roman en fascicule avait atteint son apogée.
Note
1. Les pays hors de la zone sterling étaient ceux qui ne mesuraient pas la valeur de leur monnaie par rapport à la livre sterling. Les États-Unis étaient le principal pays de ce groupe.
Références
Canada. Statuts du Canada, 1940-1942.
« Import Prohibitions Helpful to Greeting Card Printers », Canadian Printer and Publisher, 1940. Réédité sous le titre Culture of Cities: Print Culture and Urban Visuality, groupe de recherche de l'Université McGill (en ligne). www.arts.mcgill.ca/programs/AHCS/cultureofcities/Gallery1/front.html (consulté le 15 juin 2005)
Strange, Carolyn, et Tina Loo. True Crime, True North: the Golden Age of Canadian Pulp Magazines, Vancouver, Raincoast Books, 2004.