Des histoires sensationalistes et des aveux osés
Introduction aux romans en fascicules
Quinze cents. Voilà ce qu'il fallait payer pour pénétrer dans un univers criard, où abondaient les histoires mélodramatiques et les bouches d'armes de crime fumontes. Un univers où les cow-boys à la mâchoire carrée côtoyaient d'inlassables gendarmes de la police montée et des enquêteurs de police fatigués, et même blasés. Un univers où les voyages dans le temps, les horreurs mystérieuses et parfois même bizarres ainsi que les lointaines planètes devenaient réalité. Un univers de dessins licencieux, d'histoires d'amour tragiques, de bûcherons romantiques et de femmes à la fois vertueuses et vengeresses.
C'était l'univers des romans en fascicules.
Ces fascicules étaient des magazines largement diffusés qui contenaient généralement des histoires à sensation appartenant à tous les genres à la mode : aventures de cow-boys, romans policiers, sports, amour, aventures, science-fiction et horreur; il y en avait pour tous les goûts. Les couvertures des fascicules étaient accrocheuses, souvent même de mauvais goût, mais elles avaient leur raison d'être : attirer l'attention des passants vers les kiosques à journaux et les inciter à acheter le fascicule, puis à le lire. Lorsqu'on se laissait tenter par un numéro, on devenait souvent des accros du genre.
Dans la première moitié du vingtième siècle, les romans en fascicules étaient un divertissement des plus populaires, même s'ils n'étaient pas tout à fait nouveaux. Don Hutchison, auteur de The Great Pulp Heroes, prétend que les premiers romans en fascicules ont été publiés dans les années 1840, lorsque les éditeurs ont décidé d'utiliser des presses à journaux et du papier journal bon marché afin de réduire leurs frais de production, et ainsi de baisser le prix des publications. Une double feuille de papier journal donnait une publication de quatre pages ayant le format d'un livre (Hutchison, 1995, p. 5). Ces prototypes de romans en fascicules racontaient des histoires par épisodes, et ils ont été remplacés par des éditions reliées contenant des romans en entier, qui se vendaient dix cents (Hutchison, 1995, p. 6), d'où le terme « roman à dix cents ». Au début du vingtième siècle, les ventes des romans à dix cents ont diminué, et les romans en fascicules, avec leurs titres à sensation et leurs couvertures aux images percutantes, ont alors commencé à attirer l'attention du grand public.
Les romans en fascicules étaient conçus pour offrir un divertissement à bon marché, qui coûtait encore moins cher à produire et que les lecteurs pouvaient jeter après usage. Alison M. Scott (1998, en ligne), bibliothécaire en chef de la Bibliothèque de culture populaire de la Bowling Green State University, en Ohio, explique : « Les pages intérieures étaient faites de papier rugueux de très mauvaise qualité, fabriqué de bois qui était d'abord réduit en pâte, puis traité avec des produits chimiques et transformé en feuilles. Le mélange de la lignine 1 du bois avec les traitements chimiques donnait à ce papier grenu un taux d'acidité élevé. » [traduction] Ce papier de qualité médiocre est d'ailleurs à l'origine du nom anglais des romans en fascicules, pulps. En raison du taux d'acidité élevé du papier, la couleur avait tendance à s'altérer et les pages devenaient friables à la longue. Par conséquent, très peu de ces romans ont subsisté et sont demeurés en bon état jusqu'à aujourd'hui.
Les couvertures des fascicules ont mieux résisté au passage du temps. Scott (1998, en ligne) ajoute : « Les couvertures des romans en fascicules étaient imprimées sur du papier d'impression léger mais de bonne qualité, enduit de kaolin afin de présenter une surface d'impression lisse et résistante à l'abrasion, qui retenait bien l'encre. L'argile utilisée pour créer la surface lisse du papier avait l'avantage supplémentaire d'accroître l'alcalinité du papier, et donc de résister un peu à la détérioration causée par l'acidité du papier grenu. » [traduction] Plus de soixante ans après leur parution, plusieurs romans arborent toujours des couvertures saisissantes aux images audacieuses et aux couleurs flamboyantes, montrant des visages crispés par la peur, enflammés par le désir ou tordus par des pensées meurtrières. Revolvers et couteaux y apparaissent fréquemment, en pleine action : les bouches des revolvers fument encore et les lames menaçantes sont posées sur des gorges.
L'ensemble que formaient ces couvertures et les histoires qu'elles renfermaient étaient irrésistibles pour le public assoiffé de divertissement. Comme le mentionne Hutchison (1995, p. 4), « dans les années 1920 et 1930, les romans en fascicules ont connu leur âge d'or en ce qui a trait à la créativité, et de nouveaux auteurs passionnants commandaient des armées de fervents lecteurs » [traduction].
Bien sûr, ces auteurs étaient majoritairement américains, tout comme les éditeurs. Les Canadiens ne faisaient partie que des « armées de fervents lecteurs », qui s'abreuvaient de cette marée de fascicules en tout genre qui franchissait régulièrement le 49e parallèle.
Mais la Loi sur la conservation des changes en temps de guerre de 1940 allait provoquer un revirement complet.
Note
1. La lignine est une composante naturelle des végétaux qui contribue à leur résistance. Comme sa présence dans le papier provoque une dégradation chimique, elle est généralement éliminée pendant la fabrication du papier.
Références
Hutchison, Don. The Great Pulp Heroes, Oakville, Mosaic Press, 1995.
Scott, Alison M. « The Paper They're Printed On », SOL Rising, no 21 (1998), Friends of the Merril Collection (en ligne).
http://www.friendsofmerril.org/sol21.html (consulté le l5 juin 2005)