« La corruption des mœurs »
La Loi Fulton et ses conséquences sur l'industrie canadienne des roman en fascicules
C'était le genre d'histoire dont aurait raffolé tout bon auteur de roman policier : un crime aberrant qui avait scandalisé le pays, commis dans une collectivité isolée par deux criminels invraisemblables sur une victime innocente, et portant une leçon de morale qui allait changer le Code criminel du Canada. Cependant, aucun auteur ne s'est inspiré de cette histoire, car les vrais coupables, du moins aux yeux de la population, étaient les romans en fascicules et les bandes dessinées.
Tout a commencé le 13 novembre 1948, au moment où deux jeunes garçons âgés de 11 et de 13 ans ont volé un fusil. Ils ont ensuite dressé un campement en bordure d'une route à Dawson Creek, en Colombie-Britannique, à la borne 0 de l'autoroute de l'Alaska. Faisant preuve de ce que l'on peut décrire comme une insouciance attribuable à leur jeune âge, les deux garçons ont commencé à faire signe aux automobilistes de s'arrêter et à tirer des coups de feu en l'air; ils ont plus tard raconté aux policiers qu'ils jouaient aux « voleurs de grand chemin ». Deux voitures ont omis de s'arrêter, et ils ont tiré directement sur un des véhicules, dans lequel prenait place James M. Watson, âgé de 62 ans. L'homme a été blessé et a succombé à ses blessures trois jours plus tard (Wertham, 1954, p. 275) 1.
Ce crime a provoqué l'indignation dans toute la Colombie-Britannique et a fait l'objet d'une enquête du ministère provincial de la Santé et de la Sécurité sociale (Bell, en ligne). L'enquête a révélé, entre autres, que les deux garçons étaient de fervents amateurs de bandes dessinées, et qu'ils lisaient chaque semaine des dizaines de romans policiers en images. La corrélation entre la criminalité et la violence dans les médias constitue aujourd'hui une question controversée, mais à ce moment le débat n'a pas traîné : on a établi un lien direct entre les habitudes de lecture des garçons et leur geste criminel.
Au cours du procès, le procureur de la Couronne, A.W. McClellan, a mentionné : « Je ne peux trop insister sur le fait que, selon moi, les deux malheureux garçons ont été fortement influencés par ce qu'ils ont lu. J'aimerais voir les gens se mobiliser en vue d'éliminer ces publications horribles et insolites dont les enfants se remplissent l'esprit. » [traduction] (citation dans Wertham, 1954, p. 276) Le juge du tribunal de la jeunesse C.S. Kitchen a approuvé les propos du procureur de la Couronne et a ajouté : « Je serais heureux qu'on envisage des mesures concertées en vue d'abolir de quelque façon que ce soit ces publications pires que des ordures. » [traduction] (citation dans Wertham, 1954, p. 276)
Cet incident est devenu une cause célèbre auprès des personnes qui se préoccupaient déjà des répercussions des bandes dessinées et des autres formes de divertissement populaire sur la société canadienne. Parmi ces personnes se trouvait E. Davie Fulton (1916-2000), député conservateur de Kamloops, en Colombie-Britannique. Fulton a rédigé et présenté un projet de loi d'initiative parlementaire proposant l'interdiction des romans policiers en images. Cette loi considérait obscène « toute publication dont une caractéristique dominante est l'exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l'un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l'horreur, la cruauté et la violence. » (Code criminel du Canada, en ligne).
Cette définition s'appliquait aux romans en fascicules autant qu'aux bandes dessinées. Certaines entreprises de bandes dessinées ont tenté de défendre leurs publications, mais le projet de loi a été adopté à l'unanimité par la Chambre des communes et par une majorité de 92 votes contre 4 au Sénat. Connue sous le nom de Loi Fulton, cette loi a été promulguée le 10 décembre 1949, un peu plus d'un an après la mort de James M. Watson (Bell, en ligne). Elle est toujours en vigueur aujourd'hui et apparaît à l'article 163 de la partie V du Code criminel du Canada, sous le sombre titre « Corruption des mœurs ».
http://laws.justice.gc.ca/fr/C-46/18381.html#article-163
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Source Correspondance entre I.D. Carson et E.D. Fulton, 1949. Lire les quatre lettres |
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Source Correspondance entre P.M. Crawford et E.D. Fulton, 1949. Lire les deux lettres |
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Source Ébauche de l’article 207 du Code criminel portant sur la représentation du sexe et de la violence dans les médias. Lire l’ébauche |
À la suite de cette interdiction soudaine d'exploiter leurs sujets de prédilection, les éditeurs de romans en fascicules ont eu de plus en plus de difficulté à produire des publications tout en demeurant dans les limites de la légalité. Minés par la surveillance rigoureuse dont ils faisaient l'objet, l'évolution des intérêts du public et l'apparition de nouvelles conditions économiques, les romans en fascicules ont perdu la partie.
Note
1. Il est à noter que le livre de Wertham, Seduction of the Innocent, a été écrit dans le but bien précis de soutenir la cause de l'interdiction des bandes dessinées.
Références
Bell, John. « Les mesures de répression contre la bande dessinée », Au-delà de l'humour : L'histoire de la bande dessinée au Canada anglais et au Québec, Bibliothèque et Archives Canada (en ligne).
www.collectionscanada.ca/bandes-dessinees/027002-8400-f.html (consulté le 15 juin 2005)
Canada. « Partie V : Infractions d'ordre sexuel, actes contraires aux bonnes mœurs, inconduite », Code criminel du Canada, ministère de la Justice (en ligne). http://lois.justice.gc.ca/fr/C-46/18515.html (consulté le 15 juin 2005)
Wertham, Frederick. Seduction of the Innocent: The Influence of Comic Books on Today's Youth, New York, Rinehart, 1954.