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Les traditions canadiennes-françaises
Il existe plusieurs théories et mystères entourant le lieu d'origine du hockey, mais il demeure irréfutable que, en 1875, des étudiants d'université et des membres de clubs sportifs anglais, écossais et irlandais jouaient, à Montréal, à un sport comportant de grandes ressemblances avec le hockey. Mais ce n'est que vingt ans plus tard que des Canadiens français ont commencé à s'adonner activement à ce sport; les premières équipes canadiennes-françaises ont d'ailleurs été formées peu après 1895. Elles n'ont toutefois pas été acceptées immédiatement dans les ligues locales et ont dû, pour l'être, avoir l'appui des Irlandais.
Même s'il y a eu occasionnellement des joueurs francophones comme Charles Lamothe, capitaine des Victorias en 1883, les Canadiens français ont en général commencé à jouer au hockey à la suite de l'établissement des collèges classiques à Montréal, où les catholiques francophones et irlandais étudiaient ensemble dans leur propre langue. Deux de ces collèges, le Collège Sainte-Marie et le Mont-Saint-Louis, tous deux bilingues, ont formé le noyau d'une équipe irlandaise, les Shamrocks. Même si les Irlandais ont enseigné le hockey aux francophones sur la patinoire du collège, on ne retrouvait sur l'équipe du Collège Sainte-Marie que des joueurs irlandais, et ce, jusqu'en 1896; parmi ceux-ci, mentionnons Harry Trihey, Arthur Farrell et Jack Brennan (qui allait plus tard devenir l'une des étoiles des Shamrocks). Le Mont-Saint-Louis comptait quelques joueurs francophones dans son équipe en 1895, notamment Louis Belcourt (qui allait se joindre aux Shamrocks en 1897, mais qui ne faisait pas partie de l'alignement de cette équipe lorsqu'elle a gagné la Coupe Stanley en 1899 et en 1900). En 1896, les équipes des collèges Sainte-Marie et Mont-Saint-Louis ont fusionné pour former une équipe indépendante, les Orioles; les membres de cette équipe ont tout de même continué à jouer pour leur collège respectif, de sorte que certains joueurs étaient adversaires à un niveau donné et jouaient ensemble à un autre.
En 1898, les Irlandais ont construit leur propre collège (Loyola), cessant par le fait même de partager les mêmes établissements que leurs confrères francophones. Les liens entre les deux groupes sont cependant demeurés forts et ont joué un rôle déterminant dans l'admission des francophones dans les ligues à Montréal. Non seulement les premiers joueurs francophones de la ligue senior ont joué pour les Shamrocks (Belcourt et Ernest Pagnuelo en 1897, Théophile Viau et Louis Hurtubise en 1902), mais -- ce qui témoigne le plus du soutien des Irlandais (et de son caractère essentiel) -- les Shamrocks ont toujours voté en faveur de l'admission d'une équipe canadienne-française dans les rangs du hockey senior alors que les autres équipes n'ont accepté les francophones qu'en 1905.
À peu près, à la même époque où les étudiants canadiens-français ont commencé à pratiquer ce sport, un nouveau club sportif formait une équipe de hockey réservée exclusivement aux joueurs francophones, même si bon nombre d'entre eux étaient en fait irlandais. C'est là que s'amorce l'histoire difficile de l'acceptation des équipes francophones. En 1894, un groupe d'hommes d'affaires canadiens-français fondait l'Association athlétique d'amateurs nationale, qu'on a appelée tout simplement par la suite le National. Pendant la saison 1894-1895, le National comptait deux équipes (dont tous les joueurs provenaient du Mont-Saint-Louis), qui jouaient des parties hors concours. L'une d'elles a vaincu la formation junior des Victorias, mais ces équipes ont surtout connu des défaites. En 1898, un club de raquetteurs, le Montagnard, aménageait une patinoire et lançait trois nouvelles équipes de hockey, qui ont été intégrées à l'une des trois ligues, selon le calibre des joueurs. La plupart des joueurs étaient des élèves du Collège Sainte-Marie, de sorte que les joueurs francophones disponibles étaient répartis entre les deux collèges (Sainte-Marie et Mont-Saint-Louis) et les deux clubs (le National et le Montagnard).
En 1899, les Shamrocks, qui étaient en voie de gagner la Coupe Stanley, ont joué une partie hors concours contre le Montagnard. Afin d'équilibrer les forces, les Shamrocks ont échangé un de leurs joueurs, Stephen Kent, contre un joueur du Montagnard, Hector Dalbec, qui a remplacé Jack Brennan à l'avant. Il n'est guère surprenant que les Shamrocks aient quand même remporté la victoire. Mais, en un sens, ce sont les deux équipes qui ont perdu : le match avait été organisé en grande partie pour favoriser l'acceptation de l'équipe francophone dans les rangs du hockey senior à Montréal, mais ce but n'a pas été atteint.
En 1900, les étudiants canadiens-français qui jouaient au hockey dans les collèges montréalais accédaient à l'université, ce qui a entraîné la formation d'une nouvelle équipe d'étudiants. L'Université Laval à Montréal s'est mesurée à sa contrepartie de Québec, à l'instigation d'un ancien étudiant du Collège Sainte-Marie. Entre-temps, le National et le Montagnard poursuivaient leur longue et pénible ascension vers les niveaux supérieurs du hockey. Les deux équipes ont enfin été acceptées parmi les intermédiaires en 1901, à la suite d'un match disputé l'année précédente entre le Montagnard et le MAAA intermédiaire. Les deux équipes francophones ont contribué à former une division avec McGill et l'équipe de Pointe-Saint-Charles. Le Montagnard a remporté le championnat de la division alors que le National s'est classé dernier et s'est retiré de la ligue. Dans les semi-finales, le Montagnard a terminé la série à égalité avec le MAAA, mais a perdu au chapitre du total des buts comptés par un seul but. L'équipe avait connu une bonne saison, mais ce n'était pas suffisant pour qu'elle accède aux rangs seniors. Après une autre saison, le Montagnard s'est lui aussi retiré de la ligue intermédiaire, constatant qu'il n'avait aucune chance d'accéder à un niveau supérieur. (Les Aberdeens d'Ottawa avaient gagné le championnat en 1902, mais n'avaient pas été acceptés à titre de champions selon les règles en vigueur.)
En 1904, les deux équipes canadiennes-françaises ont fusionné pour une saison. Le National a été accepté dans une nouvelle ligue, la Federal Amateur Hockey League (formée principalement à l'instigation des Wanderers de Montréal); selon l'accord de fusion, le National devait former une équipe alors que le Montagnard devait fournir gratuitement sa patinoire pour les parties et les exercices. Après que cette édition du National eut fini deuxième dans la ligue Fédérale, la ligue senior (à l'époque la Canadian Amateur Hockey League) a demandé à l'équipe de se joindre à elle, ce qui avait été le principal but de l'opération. Mais, ce qui est peut-être une ironie du sort, l'accord entre les deux équipes francophones était maintenant terminé. Au moment où le National s'est joint à la CAHL, le Montagnard a été sollicité pour former une équipe pour la ligue Fédérale. Mais les choses ont mal tourné pour le National; il a perdu ses deux principaux joueurs, Didier Pitre et Jack Laviolette, qui ont quitté Montréal pour entrer dans les rangs professionnels aux États-Unis pour la saison 1904. Ces deux joueurs allaient revenir à Montréal et y devenir les premières superstars, mais pour l'instant le National n'a joué que trois parties au cours de cette première saison dans la CAHL (parce que les spectateurs se faisaient rares et que l'équipe accumulait les défaites); il s'est ensuite limité à jouer des parties hors concours. Le Montagnard, quant à lui, est resté dans la FAHL deux ans. Lorsque les deux clubs se sont rencontrés à nouveau dans une partie hors concours en 1906, le National l'a emporté facilement (6-0) dans un affrontement marqué principalement par une effusion de sang.
La saison 1906-1907 allait être jusque-là la meilleure pour le hockey francophone. Le National étant à toutes fins utiles disparu, le Montagnard a fait l'acquisition des meilleurs joueurs francophones et n'a perdu que deux parties durant la saison. Son championnat et, par conséquent, sa chance d'affronter les Wanderers de Montréal pour la Coupe Stanley ont toutefois été remis en question, l'ordre du jour de deux des réunions de la ligue Fédérale ayant été dominé par la présentation de protêts visant à annuler deux victoires du Montagnard. Au moment où il ne lui restait que deux matchs à disputer dans la saison, l'équipe s'est retirée de la ligue. Durant les deux saisons suivantes, aucune équipe francophone n'a participé au hockey senior organisé, mais l'équipe de Laval a enfin été acceptée dans la Ligue universitaire en 1908 après avoir joué quelques parties contre McGill en 1906 et en 1907.
Le hockey senior canadien devenant professionnel, un certain nombre de joueurs francophones ont commencé à revenir des États-Unis. Jack Laviolette et Didier Pitre allaient se joindre aux Shamrocks de Montréal pour la saison 1907-1908 et jouer ensemble l'année suivante lors d'une partie hors concours de première importance mettant aux prises les meilleurs joueurs francophones et les détenteurs de la Coupe Stanley, les Wanderers de Montréal. Le match allait se jouer à la patinoire Jubilee, dans l'est de Montréal, le 10 mars 1909. L'alignement de l'équipe francophone n'était pas encore connu le matin même du match, mais ce soir-là l'équipe se composait notamment de Laviolette et de Pitre, d'Édouard « Newsy » Lalonde, d'Émile Coutu, de Joseph Dostaler, de Robitaille et d'Alphonse Jetté. Tous étaient bien connus à Montréal, à l'exception de Robitaille, qui jouait pour l'équipe de Pittsburgh, dans l'International (Pro) Hockey League. À la surprise de bon nombre de spectateurs présents, les joueurs francophones ont sauté sur la glace dans les chandails du National.
Les Wanderers ont gagné le match 9 à 8, mais ce match a aidé le National dans sa tentative de revenir jouer dans la ligue en 1909-1910. La principale ligue de hockey venait de devenir la Canadian Hockey Association, mais la situation dans cette ligue était plutôt nébuleuse. Lors de la réunion où l'on a réadmis le National, les Wanderers ont eux-mêmes été expulsés parce que leur propriétaire voulait que son équipe joue tous ses matchs à la patinoire Jubilee (qui était également sa propriété), alors que les autres équipes de la CHA insistaient pour rester dans l'ouest de la ville, à l'aréna de Westmount. Une équipe de Renfrew voulait aussi se joindre à la ligue cette année-là, mais elle a été refusée. Les représentants des Wanderers et du Renfrew se sont alors rencontrés dans la chambre voisine de celle où se tenait la réunion de la CHA, à l'hôtel Windsor de Montréal, pour former une nouvelle ligue, la National Hockey Association. C'est alors que l'histoire unique du hockey au Canada français commence à se façonner comme on la connaît encore aujourd'hui.
Le Renfrew était représenté par J. Ambrose O'Brien, homme riche et ambitieux dont la famille possédait aussi une ligue dans le nord de l'Ontario. O'Brien allait intégrer Cobalt et Haileybury de même que le Renfrew à la NHA, mais pour attirer des spectateurs à la patinoire Jubilee, les Wanderers ont proposé la formation d'une nouvelle équipe francophone, qui allait s'appeler les Canadiens, et ont proposé à Laviolette de la mettre sur pied. Celui-ci avait besoin de l'aide financière d'O'Brien pour bâtir sa nouvelle équipe; une bataille au sujet des contrats s'est alors engagée entre O'Brien et les Wanderers, d'une part, et les propriétaires du club de la CHA, d'autre part; c'est ainsi que le National et les Canadiens ont commencé à se disputer les meilleurs joueurs francophones. En décembre 1909, les deux équipes prétendaient avoir fait signer des contrats à plusieurs mêmes joueurs. Mais, en réalité, un seul en avait signé un avec les deux équipes, et ce, la même journée.
Dans le télégraphe qu'il a transmis à son bon ami et ancien coéquipier Didier Pitre à sa résidence de Sault Ste. Marie, Jack Laviolette lui demandait de le rencontrer à Ottawa pour signer un contrat et se joindre à l'équipe qu'il était en train de former. Certains administrateurs du National, qui avaient eu vent de l'affaire, ont entre-temps pris le train pour North Bay, en Ontario, où ils ont rencontré Pitre les premiers. À son arrivée à Ottawa par la suite, Pitre a dit à Laviolette qu'il avait déjà signé un contrat, mais ce dernier lui a dit de signer de toute manière celui qu'il lui proposait avec les Canadiens. Les Canadiens allaient jouer leur première partie à domicile le 5 janvier 1910. Le National a obtenu une injonction contre Pitre lui ordonnant de ne pas jouer sous peine de prison. Au moment où le litige a été entendu à la cour en février de la même année, le National n'existait déjà plus. La guerre entre la NHA et la CHA avait abouti à une fusion le 15 janvier 1910.
Avant la coalition des deux associations, il existait deux ligues professionnelles de hockey comptant dix équipes, dont cinq à Montréal. Après la fusion, il n'y avait plus que les sept équipes de la National Hockey Association. Trois d'entre elles -- les Wanderers, les Shamrocks et les Canadiens -- étaient à Montréal. On a offert la franchise des Canadiens au National moyennant trois conditions : que ceux-ci disputent leurs parties à domicile à la patinoire Jubilee, que le National paie les salaires de tous les joueurs des Canadiens et qu'il acquitte la totalité des dettes contractées par l'équipe. Le National n'était pas disposé à assumer les frais supplémentaires que nécessitaient ces conditions et il a cessé ses activités; les Canadiens sont devenus ainsi la seule équipe canadienne-française dans le hockey professionnel. L'alignement des Canadiens comprenait désormais d'anciens joueurs du National, mais l'équipe a connu peu de succès sur la glace, gagnant seulement deux de ses douze parties. L'équipe aurait certainement fait meilleure figure si Newsy Lalonde, le meilleur compteur de la ligue, n'avait pas été prêté au Renfrew dans une tentative infructueuse d'aider cette équipe à remporter le championnat. Étant donné qu'Ambrose O'Brien était propriétaire des Canadiens, du Renfrew et de deux autres clubs de la NHA, ce genre de mouvement de personnel n'était pas rare.
Depuis qu'il avait acquis les Canadiens, O'Brien maintenait qu'il voulait que l'équipe soit cédée à un entrepreneur francophone dès que ce serait possible. Cependant, à l'été 1910, le Club athlétique Canadien poursuivait O'Brien en justice au sujet de l'utilisation du nom. Dans un règlement hors cour, le Club a fait l'acquisition de l'équipe, qu'il a possédée jusqu'en 1921, année où elle a été vendue à la suite du décès de son gérant, George Kennedy. (Le véritable nom de Kennedy était Georges Kendall et, bien que ce nom soit souvent associé à l'équipe de hockey, c'est celui de Kennedy qui était utilisé dans les cercles anglophones.)
Les Canadiens de Montréal ont gagné leur première Coupe Stanley en 1916 et, même s'il s'agissait d'une première victoire pour l'équipe francophone, ce n'était pas le premier triomphe pour les joueurs canadiens-français. Lorsque les Victorias de Winnipeg avaient défait les Shamrocks de Montréal en 1901, Antoine « Tony » Gingras, né à Saint-Boniface, au Manitoba, était devenu le premier Canadien français à jouer pour une équipe qui a remporté la Coupe Stanley. Henri Ménard a été le deuxième lorsqu'il a gardé le filet des Wanderers de Montréal en 1906.
Michel Vigneault
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